La Chine se réveille dans le malaise… Dans un monde déstructuré oscillant entre communisme mutant et capitalisme balbutiant, la jeunesse chinoise ne sait plus comment sortir de son désœuvrement.
Deux amis, Bin-Bin et Xiao Ji, sans travail et trop naïfs pour être débrouillards, attendent un événement qui les tirera de leur torpeur. Les deux jeunes héros décident donc de revendiquer leur liberté en braquant une banque. C’est le récit ténu, ponctué de deux histoires d’amour très symboliques, que nous offre Jia Zhang-ke, jeune cinéaste chinois de trente-deux ans, dans un film plus proche du documentaire que du mélodrame, sélection officielle du dernier Festival de Cannes.
Distance de la caméra, qui se contente de suivre le parcours des deux amis, distance des personnages englués dans cette vie qui n’en finit pas de s’étirer sur une pellicule teintée de gris. Peu de couleurs sous le ciel de Chine, beaucoup de ruines et d’autoroutes inachevées, peu de cris. La violence n’est pas de mise dans cet univers.
Les deux jeunes adultes sortent du monde de l’adolescence après un parcours initiatique simple et dépouillé. C’est certainement ce qui fait le charme de ce film qui stagne un peu, mais qui avait besoin de cette pesanteur pour témoigner de la lente mue du dragon chinois. La publicité et la télévision, dans cette province éloignée de la capitale, restent les seuls regards sur un monde extérieur opaque et qui se résume, pour les deux amis, à des films américains sans subtilité où il fait bon être gangster. L’émotion ne parvient pas à naître sur les ruines d’un communisme qui se rappelle parfois dans la terminologie ou les structures d’accueil comme le foyer ou l’hôpital.
La jeunesse chinoise a froid. Familles réduites à un seul parent vivant dans le dénuement – la mère pour Bin Bin, l’oncle pour Xiao Ji – et de fait, la solidarité n’est pas au rendez-vous. Cœurs glacés des truands rencontrés par hasard, morts brutales sans états d’âme, la vie ne s’écoule pas en Chine, elle stagne comme nos deux héros en mal d’amour. Xiao Ji est épris d’une jeune femme qui vend des produits en dansant sur des airs populaires. Bin Bin aime comme on aime à dix-neuf ans, tendrement mais maladroitement, une jeune femme qui sait ce qu’elle veut. Ces deux amours impossibles rendent l’atmosphère plus insupportable encore. Les deux personnages féminins sont d’ailleurs probablement les seuls à vivre intensément.
Une fois le rêve américain enfui, il ne reste rien d’autre à faire pour s’arracher au malheur, que de provoquer l’émotion en allant très naïvement dévaliser une banque de quartier. Naïvement, car finalement les deux héros savent parfaitement l’absurdité de leur geste. Les truands d’occasion prennent une revanche : celle de la vie, sans rien assumer d’autre que le dégoût d’eux-mêmes. (…)
(avoir-alire.com)
Plaisirs inconnus
de Jia Zhang-ke – 2002, Chine, 1h53 min – Copie 35 mm
Dans une ville du nord de la Chine, deux jeunes gens de dix-neuf ans, Xiao Ji et Bin Bin, sont tous deux au chômage. Ils chassent leur ennui en se promenant longuement dans les rues, ne sachant pas quoi faire d’autre tant l’avenir leur semble bouché. Xiao Ji est amoureux de Qiao Qiao, une vedette de la chanson, et Bin Bin a une relation un peu compliquée avec une étudiante. La mère de Bin Bin le pousse à entrer dans l’armée pour qu’il y fasse carrière, mais le jeune homme est rapidement renvoyé. Décidés pourtant à changer de vie, les deux amis se laissent tenter par les attraits de l’économie à l’occidentale et par l’argent facile qu’il propose…
Interview de Jia Zhang-ke à propos de Plaisirs inconnus :
Après Xiao Wu, artisan pickpocket et Platform, ce nouveau film complète-t-il une trilogie sur la jeunesse dans un pays écartelé entre communisme et capitalisme ?
Platform décrit la vie des Chinois entre la fin des années 70 et le début des années 90. Epoque marquée par la fin de la Révolution culturelle et le début de la politique « d’ouverture et de réformes », époque de transition pour la société. Avec Xiao Wu, artisan pickpocket, nous sommes dans la seconde partie des années 90.
L’économie marchande a fait son apparition et le quotidien des Chinois en est modifié. Plaisirs inconnus est une histoire de 2001. Ce sont les dommages subis par les individus avec, en arrière-plan, tout un pays qui accélère son processus d’accession au capitalisme. Mis bout à bout, ces trois films couvrent tout juste la période qui va de la fin de la Révolution culturelle à aujourd’hui, qui passe d’un idéal communiste au capitalisme. Soit la vie des Chinois sur plus de vingt ans. J’ai tourné ces trois films en observant ces années de changements. Ce sont les impressions que cette époque me laisse.
Quel est votre statut en Chine ?
Les intellectuels et les étudiants sont plutôt très enthousiasmés par mes films. Les autorités, par contre, les interdisent, continuant de considérer que ce genre de film est nocif. A ce jour, mes trois films n’ont toujours pas été autorisés en projection officielle. Perdre le marché chinois représente un préjudice financier important, mais plus important encore est le fait qu’un réalisateur ne peut être certain de conserver sa foi dans le cinéma, si ses oeuvres ne peuvent être projetées dans son propre pays pendant trop longtemps.
Comment vos films sont-ils diffusés dans votre pays ?
Depuis deux mois, le DVD pirate de Platform est disponible à Pékin. Il paraît qu’il se vend plutôt bien. Ainsi, un acte délictueux de vol est devenu moyen de diffusion de mes films. De mon côté, je diffuse mes films en les emportant avec moi dans différentes villes et en y organisant des projections semi-souterraines, parfois dans les universités, parfois dans des bars. Je me suis ainsi rendu à Shenzhen, Canton, Qingdao, Kunming. J’ai organisé une projection-rencontre dans cet espace de pensée plutôt vivant et dynamique qu’est l’université de Pékin. Voilà ce que je peux faire pour le moment.
Quelles relations entretenez-vous avec de jeunes cinéastes comme Yu Lik-wai (Love Will Tear Us apart) ou Lou Ye (Suzhou River)… ?
Avec Yu Lik-wai, nous avons constitué une équipe pouvant collaborer sur le long terme. Yu Lik-wai a été directeur photo de mes trois films. Cette année, je commence à prendre en charge la production de son nouveau film. Je suis plus proche des réalisateurs de la génération suivante. Certains d’entre eux viennent de terminer leur premier film ou sont en train de le réaliser.
Avez-vous le sentiment d’être un groupe, une génération, de constituer une vague ?
Au début, le cinéma indépendant, en se soustrayant au contrôle des studios officiels de production, cherchait la possibilité de s’exprimer de façon autonome. Malgré cela, le cinéma reste un art altier. Aujourd’hui, nous devons faire en sorte que le cinéma devienne un mode courant d’expression, qu’il devienne l’un des principaux médias, par lequel la jeunesse s’exprime. La DV apporte les possibilités techniques et le DVD fait naître chez les jeunes la passion de l’image. En 1999, la vague du cinéma indépendant est apparue en Chine, mais elle n’a pas encore atteint son apogée.
Stylistiquement, Plaisirs inconnus est-il un mélange entre le réalisme pris sur le vif de Xiao Wu, artisan pickpocket et le formalisme plus posé et composé de Platform ?
En tant que réalisateur, il y a deux choses dont on ne peut pas faire l’économie : d’une part conserver un lien intime avec la vie, ne cesser d’observer la société et les individus ; d’autre part, rechercher sa propre écriture cinématographique. Plaisirs inconnus m’a permis de faire une expérience particulière. La réalité de la vie des jeunes m’a inspiré une forme. Les longs plans-séquences conviennent parfaitement au côté figé de leur vie, ainsi qu’à leur silence. De leur errance et leur absence de but se dégage même une atmosphère quelque peu surréaliste. L’architecture de la ville de Datong, les visages accablés, les indiscernables nuisances sonores qui circulent dans le ciel de la ville sont à la fois la réalité et une idée de forme.
Pourquoi utilisez-vous beaucoup le long plan-séquence fixe ?
Personnellement, j’aime me poster dans un coin et regarder tranquillement les gens. En décidant d’un angle fixe pour la caméra et en filmant en continu, on devient réceptif aux éléments « en mouvement » devant l’objectif. Par exemple, le temps qui passe, une expression furtive sur un visage. J’aime encore plus ce sentiment de distance que le plan fixe crée entre la caméra et les personnages, cette attitude non interventionniste et le fait de ne rien mettre en avant pour susciter le questionnement des spectateurs face à la vie.
La jeunesse que vous montrez est aussi désenchantée que la jeunesse d’autres pays… Pensez-vous que, malgré l’éloignement géographique et les différents systèmes politiques, le monde s’universalise et rétrécit ?
D’un point de vue temporel, autrefois, nous pensions que les gens vivant cinquante ans plus tôt étaient très différents. En fin de compte, les gens changent extrêmement lentement. D’un point de vue spatial, je pense que l’éloignement géographique n’apporte pas de différences majeures au niveau de la vie. Autrefois, nous n’étions pas informés. La mondialisation n’est pas la cause du rétrécissement du monde. Disons qu’elle s’est chargée de nous le signaler.
En filmant le réel capté dans les rues, en faisant jouer des comédiens amateurs, avez-vous conscience que vous vous inscrivez dans le sillage de périodes emblématiques du cinéma tels que le néoréalisme ou les « nouveaux cinémas » des années 60 ?
Je me considère dans le sillage d’une tradition de recherche permanente de ce qu’est l’essence même du cinéma. Akira Kurosawa me touche profondément lorsqu’il dit « Toute ma vie, j’ai recherché la beauté du cinéma et pourtant, je ne sais toujours pas ce qu’est la beauté du cinéma. » Tourner en décors naturels, travailler avec des acteurs non professionnels, me permet de mettre en valeur les facultés intrinsèques au cinéma. C’est la façon la plus élémentaire de me rapprocher de la beauté du cinéma.
Le mutisme de certains personnages correspond-il à une réalité de la jeunesse chinoise ou résulte-t-il de votre volonté de ne pas rendre le film trop explicite par les dialogues ?
Le mutisme est une attitude courante parmi les jeunes des petites et moyennes villes de province en Chine. C’est une rébellion triste. Dans le mutisme s’expriment aussi les sentiments les plus violents, les plus profondes brûlures sentimentales. Le mutisme est une sorte de refus. Absence d’expression sur les visages, refus de la parole, le mutisme est un moyen de se respecter soi-même. Filmer le mutisme est aussi ma propre rébellion. (…)
> Lire la suite de l’interview sur le site des inrocks
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