Harun Farocki a entrepris, dès les années 1960, une vaste relecture du siècle à travers ses images. Christian Petzold, avec lequel il a collaboré, s’est imposé depuis 2000 comme l’un des cinéastes-phares allemands. Harun Farocki, disparu en 2014, lègue une œuvre considérable : plus de cent films, près de trente installations et de nombreux écrits, qui marquent définitivement l’histoire du cinéma et des médias. Ses films sont souvent construits à partir d’images préexistantes, qu’il parcourt et interroge pour analyser les ressorts de l’économie, la politique, la guerre, et leurs manifestations dans la société. Christian Petzold a écrit ses films avec Harun Farocki, qui fut son enseignant. De Pilotes (1995) à Barbara (2012) et Phoenix (2015), ses fictions s’intéressent, comme les essais et documentaires de son aîné, aux crises et mutations. Pour l’occasion du Rendez-vous entre le Goethe Institut et Videodrome 2, nous mettons en regard Aufschub et Phoenix. Nous remercions Anjte Ehmann pour son soutien.
Dans le cadre de l’exposition « Harun Farocki – Empathie » .
Aufschub (En Sursis)
de Harun Farocki – 2007, Allemagne, 40 min, VOstFR
À partir d’un film inachevé tourné en 1944 par un prisonnier juif dans le camp de Westerbork, en Hollande, Harun Farocki interroge la vérité de l’image et la question du pouvoir à l’œuvre dans toute opération de montage.
‘Le cinéaste allemand Harun Farocki (1944 – 2014) a été l’un de ceux qui ont su allier une critique radicale du pouvoir de fascination des images à une bienveillance, une « amicalité» accordée au spectateur. Le silence qui a accompagné son décès – le 30 juillet 2014 –, tant dans les milieux du cinéma que dans les réseaux militants, nous informe du travail qui reste à accomplir non seulement pour découvrir son travail mais également pour en extraire des acquis utiles pour la pensée politique des images, de la culture et de la situation sociale et politique.
Harun Farocki a étudié le cinéma à la Deutsche Film und Fernsehakademie au cours des années 1960. Dans le petit cercle des initiés au cinéma documentaire, militant et expérimental, il deviendra rapidement une figure incontournable. Il est tour à tour, réalisateur de films d’agit-prop (Die Worte des Vorsitzenden [1967]), de films didactiques contre la guerre au Vietnam (Nicht löschbares Feuer [1969]) ou, avec un autre documentariste important Hartmut Bitomsky, d’une tentative de mise en scène du Capital de Marx (il en résultera deux films : Die Teilung aller Tage [1970] et Eine Sache, die sich versteht [1971]).
De 1974 à 1984, il est l’auteur d’articles et le rédacteur en chef de la revue Filmkritik, revue de cinéma théoriquement proche des Cahiers du cinéma et de Tel Quel et qui, d’une certaine manière, suivra son passage de la « Politique des auteurs » au maoïsme.
Comme pour de nombreux cinéastes militants, les sombres années 1980-1990 vont le contraindre à une certaine forme de clandestinité. Ses films sortiront dans les ghettos des salles de cinéma « art et essai » avant de disparaître des écrans (son dernier film, co-réalisé avec le réalisateur roumain Andrei Ujica, a avoir été projeté dans une salle de cinéma est Videogramme einer Revolution [Vidéogramme d’une Révolution] en 1993). C’est à partir de 1996 que son travail est redécouvert dans les musées, ce qui est, pour Farocki, un moyen de rencontrer davantage de spectateurs que dans les salles de cinéma et, en même temps, une façon de marginaliser davantage son travail en y associant l’« aura » artistique des institutions muséales. Il réalise pour la télévision, le cinéma et différentes expositions plus d’une centaine de films documentaires, historiques, d’essais et quelques fictions.
Parallèlement à son travail de cinéaste « critique », Harun Farocki a enseigné à Berkeley l’Université de Californie de 1993 à 1999 et à l’Académie des Beaux-arts de Vienne de 2004 à 2011.
La singularité du travail de Farocki réside dans son attitude « anti-pédagogique ». Il a su inventer un dispositif cinématographique qui, contrairement à bon nombre de films documentaires et militants, ne suppose pas un spectateur ignorant qui aurait besoin d’être éduqué, formé, informé pour être révolté mais qui, au contraire, instaure un espace-temps dans lequel le spectateur est libre de circuler dans et entre les images pour (co-)produire, et non pas uniquement réceptionner, un savoir.
Dans l’ère médiatique contemporaine dans laquelle les images prolifèrent, Farocki s’est tenu à distance à la fois des défenseurs de l’image comme preuve irréfutables et des critiques féroces des images qui tiendraient un rôle essentiel dans le processus d’aliénation des masses parce qu’elles les maintiendraient dans un état de passivité et de fascination. Au fil des années, il a tracé patiemment une méthode de production de films et d’analyses des images qui nous invite à les penser sereinement et à envisager des possibilités d’en faire de nouveaux usages pour accompagner et enrichir la production d’une théorie critique des images et de la société. »
Harun Farocki ou la dialectique dans les images, par Thomas Voltzenlogel
Une deuxième projection dans le cadre de « travailler/oeuvrer » suivra le 27 et 28 janvier au cinéma Gyptis, proposée par Antje Ehmann, artiste et commissaire de l’exposition « Harun Farocki – Empathie ».
Phoenix
de Christian Petzold – 2014, Allemagne, 1h38, VOstFR
Nelly (Nina Hoss), une jeune femme juive, rentre à Berlin de Auschwitz en juin 1945. Elle part à la recherche de son mari Johnny (Ronald Zehrfeld). Lorsqu’elle le retrouve dans la boîte de nuit Phoenix, Johnny ne la reconnaît pas, étant persuadé que son ex-épouse est morte. Il ne remarque en elle que sa troublante ressemblance avec la défunte. Cela l’amène à lui proposer un marché : elle jouera son propre rôle afin de récupérer l’héritage qui lui revient. Nelly accepte.
Dans Phoenix, Christian Petzold s’attaque avec finesse à un sujet des plus délicats : le retour à Berlin d’une déportée d’Auschwitz. Si le film ne porte pas un titre éponyme, comme Yella et Barbara, il développe encore une fois une figure centrale de son œuvre, celle de la survivante. Laissée pour morte dans les cendres d’Auschwitz, Nelly en émerge défigurée par une balle, et seule rescapée de sa famille. Elle doit alors avoir recours à une première transformation, une « reconstruction faciale » qui lui confère un nouveau visage, proche de celui qu’elle avait, mais pas tout à fait le même. Ancienne chanteuse, Nelly souhaite retrouver son mari pianiste, Johnny, et renouer avec sa vie d’antan. Une amie lui révèle alors qu’il aurait joué un rôle dans son arrestation par les nazis deux ans plus tôt, ce qu’elle nie. Lorsqu’elle retrouve enfin Johnny, celui-ci ne voit en elle qu’un sosie de sa femme qu’il croit morte aux camps, et voit là l’occasion de toucher son héritage : il lui propose alors de se faire passer pour elle, et contre toute attente, elle accepte sans lui révéler sa véritable identité. Il la transforme en son propre double dans un jeu vertigineux d’aveuglement et de duplicité mêlés.
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