Chaque année début juillet, le FIDMarseille, Festival International de Cinéma de Marseille, dirigé par Jean-Pierre Rehm, propose un programme de 130 films à près de 23 500 spectateurs, dans des cinémas, théâtres, bibliothèques, galeries d’art, amphithéâtres en plein air, à Marseille. Le festival présente un grand nombre de films en première mondiale, de premiers films, et s’impose aujourd’hui comme un gisement de nouvelles cinématographies, productions documentaires aussi bien que fictions.

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Vous trouverez ici le programme complet du FID Marseille 2021


10h30

TROPICAL MALADY

d’Apichatpong Weerasethakul, 1h58

Le plan, on y entre doucement, par le bas s’il est un peu surélevé, ou par le fond, détaché d’un élément. Symétriquement, on ne sort pas du plan, ce serait surligner et aiguiser ses bords. On s’y évanouit. Ayant signifié à Keng qu’ils ne se reverront plus, Tong s’enfonce dans la profondeur, absorbé par la nuit où s’estompe la perspective. Dans Tropical Malady, on ne rompt pas, on s’efface. Et lorsque, au milieu du film, un conte prétend s’abattre comme une herse  céleste sur ce havre, c’est conformément à cette économie du moindre signe qu’il n’y fait pas le chambard annoncé. Laissant quelques intertitres prendre en charge le récit, Joe n’en retient pour son cadre que des traces sommaires : empreintes au sol, tronc griffé, merde survolée de mouches. Voilà comment la terrible bête s’épingle dans le champ. Doucement, doucement. L’ajout de conte, c’est quoi au fond ? Un singe et un tigre, les mêmes qui en première partie auraient pu apparaître en raccord de regard d’une déambulation amoureuse. Sauf qu’aux cris aigus de l’un on accole des sous-titres, et aux moustaches immobiles de l’autre une voix-off. Entre le réel et sa légende il n’y a que le dépôt feutré de deux ou trois signes.

François Bégaudeau, Cahiers du cinéma, novembre 2004

14h00

MÁS ALLÁ DE LA NOCHE

de Manuel Ponce de León Restrepo, 26 min

Le cinéma, on le sait, c’est affaire de fantômes. Ils s’agitent sur l’écran de la salle et sur celui de nos réminiscences. A l’origine de Más allá de la noche, il y a la puissance évocatrice d’un poème de Raúl Gomez Jattin dont le premier vers offre le titre. Ce texte brasse les matières de la mémoire dont Manuel Ponce de León Restrepo se saisit pour le travailler par le cinéma. Il s’approprie le poème en y mêlant sa propre famille, et l’embarque dans des boucles de temps entrelacées. Le décor : un bout de terre de sa maison familiale située au bord d’une rivière en Colombie, creuset de souvenirs déposés de générations en générations. Des figures apparaissent et disparaissent au fil des plans séquence qui construisent le film. À ces plans fluides correspondent des coupures nettes comme autant de réveils, jeu de passages de relais des protagonistes pris dans le manège des mouvements de la caméra. Un choix fabrique un espace mental enveloppant, envouté, restitué par la pénombre des nuances de gris et de la matière 16 mm noir et blanc. Se superposent des nappes de temps habitées par des sons et des présences, comme en témoigne l’usage des voix et du texte à l’écran. Et cette rivière, on l’aura compris, véritable  personnage, le film ne cesse d’y revenir, est comme une métaphore du temps et de la remémoration à l’oeuvre qui convoque d’un même mouvement son enfance, son père, sa mère, glissant de l’une à l’autre. Où la mémoire des êtres, du lieu, s’actualise dans le film qui l’accueille et qui surgit du fond des images, comme « au-delà de la nuit qui scintille dans l’enfance, au-delà même de mon premier souvenir. »

Nicolas Feodoroff

CRASHING WAVES

de Lucy Kerr, 19 min

« Il y a toujours ce contraste paradoxal entre la surface d’une image, qui semble sous contrôle, et la fabrique de sa production, qui contient inévitablement, à quelque degré, de la violence. » Cette citation d’Edward Said ouvre ce film simple et dense, manifeste de la complexité des images, décliné en trois temps. 1. Écran noir sur lequel une voix de femme raconte très posément le récit de la préparation puis de l’effectuation d’une cascade sur un tournage : une voiture et ses deux passagers chutent d’une falaise dans l’océan. 2. Tandis que la voix poursuit sa description du tournage et des risques mortels réels qui y sont pris, des vagues qui s’écrasent contre des rochers apparaissent en plan fixe.
On comprend aussi que le noir initial, loin d’une coquetterie avant-gardiste, évoquait plutôt « la panique d’être coincée sous l’eau, dans le noir. » Du même coup, au fur et à mesure que la voix progresse, les vagues changent de signification. Bien autre qu’un simple décor naturel, elles apparaissent comme des broyeuses, à l’image de l’économie qui les filme. Puis elles deviennent l’allégorie mouvante de la colère retenue de la réalisatrice : « poser des questions, c’est ça la vraie force… », dit la voix. Puis, métamorphose encore, les vagues figurent l’amour neuf entre ce couple de cascadeurs. Puis, le soulagement après  l’action réussie. Puis la voix se tait et laisse les vagues seules, retournées simples flots, libres de commentaire après cette tempête de mots. 3. L’intérieur d’un décor : l’eau de l’océan est devenue suintement de douches, une jeune femme suspendue au plafond s’anime de gestes de possédée, tournage d’un épisode télé de l’Exorciste. C’est bien sûr l’enchaînement de ces trois temps, la rigueur impeccable, impressionnante, de cette mécanique qui saisit. Très rare  opération : cinéma à plein régime, passion du cinéma (qu’incarne cette possédée) exactement superposée et simultanée à l’analyse de ses conditions de possibilité. On attend avec impatience les futurs épisodes.

Jean-Pierre Rehm

DURCH WÜSTENEYEN RENNT – ARBEITSTITEL

de Garegin Vanisian, 16 min

« On peut vivre sans richesse, Presque sans le sou. Des seigneurs et des princesses, Y’en a plus beaucoup. Mais vivre sans tendresse, On ne le pourrait pas. Non, non, non, non. On ne le pourrait pas ». C’est sous les auspices de la célèbre chanson La Tendresse de Marie Laforêt, que s’ouvre le film de Garegin Vanisian. Amour, amour blessé après la séparation, celle vécue par le personnage du film. Comment traduire la béance laissée par le départ de l’être aimé ? C’est au moyen d’une seconde perte que le réalisateur met en scène la rupture amoureuse : celle de l’actrice qui se refuse au film et oblige celui-ci à se réinventer. En place des séquences décrites en voix off, des images vidées du corps du personnage ou encore des planches du storyboard, merveilleuses miniatures peintes à l’eau, viennent combler les trous du récit. En l’intriquant à celui du tournage, et en exhibant les artifices de ce dernier – la maquette du décor, le rail de travelling, jusqu’au casting de l’actrice – le réalisateur explore les structures du drame et rompt avec la tonalité mélancolique de son film. A l’image d’un des tatouages arborés par la magnifique Jasko Fide, c’est un film en pointillés que Garegin Vanisian dessine savamment. Et sans cacher ses inspirations : de la posture reprise à Marina Abramovic dans Nightsea-Crossing à la « séquence Chantal Ackerman », des citations de Goethe à celle empruntée à Guy Gilles : « Je croyais que la vie était un poème ». Toute la beauté et la tristesse de vivre semblent contenues dans cette phrase. Mais s’il s’apparente à un film sur la désillusion amoureuse – et artistique – The Heart Through Deserts Runs – Working Title reprend formidablement vie à mesure qu’il avance, à l’instar de cette femme qui apparaît à la fin, triomphante et résiliente, dans les herbes hautes. Aux absences répétées du récit, Garegin Vanisian répond par des présences toujours renouvelées, et toujours in progress.

Louise Martin-Papasian

16h00

LAND OF WARM WATERS

d’Igor & Ivan Buharov, 1h22

Ayahuasca, ondes radio, phénomènes paranormaux… voici quelques-uns des ingrédients de ce nouvel opus tourné en 8 mm des frères Buharov, à la  fantaisie débridée. S’y ajoutent un cactus et autres plantes, des éruptions cutanées à l’origine inconnue, quelques mages et un mystérieux maire pour compléter le tableau de ce film de science, un peu, et de fiction, surtout. Dans cet univers farfelu s’agite toute une galerie de personnages fantasques, où chacun mène sa propre enquête métaphysico-futuriste. Une ode à une forme d’anarchie, nourrie d’un bric-à-brac hétéroclite, et fabriquée de joyeux bouts de ficelles comme au cinéma des débuts. Mais encore : une fable fourmillant d’échos pas si lointains avec des questions politiques bien contemporaines, en Hongrie comme ailleurs.

Nicolas Feodoroff

18h30

ONCLE BOONMEE, CELUI QUI SE SOUVIENT DE SES VIES ANTERIEURES

d’Apichatpong Weerasethakul, 1h54

« Ce qui rend Oncle Boonmee si singulier, c’est que son sens de l’amalgame et de la relance sert un jeu d’échos entre le proche et le lointain, entre l’intime et le public, entre murmures secrets et rumeur du monde. Pour passer par de tels relais sensoriels, le film a besoin d’éprouver sa propre extinction, de prendre le risque d’une sous-fictionnalisation, qui incite les spectateurs à tendre l’oreille et ouvrir les yeux. En témoigne cette attention pour les lueurs, les lucioles et les « infras-sons », autant d’éléments porteurs d’une émotion inversement proportionnelle à leur intensité sonore ou lumineuse.
L’épisode de l’excursion dans la grotte, temple où Boonmee vient déposer son dernier souffle, est à ce titre un sommet d’intensité : enfoncement dans le noir, confession murmurée devant l’angoisse d’une possible cécité, heureuse et inattendue découverte d’une voûte scintillante dans les tréfonds de l’obscurité, aménagement de la chambre mortuaire, derniers souffles bercés par l’écoulement du jus de la dyalise du mourant, un son paisible qui évoque celui qu’on recueille à la naissance d’une source. Puis le lendemain, retour d’une lumière tranchante, bourdonnements solaires de la jungle qui viennent se mixer, avec le plus parfait naturel, aux lancinantes prières des obsèques arrangées comme pour un set électro : capables de relier le fil de l’atonalité à l’extase de la transe libératoire. Jamais sans doute depuis le plan-séquence final de Profession : reporter d’Antonioni, une agonie n’aura été accompagnée avec autant de  patience, transmettant par son mouvement même, une sentiment de compassion purement cinématographique, c’est-à-dire uniquement raccordé aux simples perceptions lumineuses, spatiales et surtout auditives et temporelles. »

Joachim Lepastier, Cahiers du cinéma, septembre 2010

21h00

LES YEUX REMPLIS DE NUITS

de Marie Alberto Jeanjacques, 30 min

Adaptant librement un texte de Virginia Woolf, Marie Alberto Jeanjacques en reprend pour méthode une déclaration : « il y a un grand soulèvement de la matière. » Et pourtant telle agitation, décrite presque sans relâche, audible aussi au son comme une rumeur peuplée et incessante (d’une voix de chirurgienne à opérer, autant que celle de Lonsdale), demeure un secret bien gardé. Secret disséminé dans les décors, intérieur et de plein air, secret abrité aussi par la diction souveraine et les gestes de l’actrice Laure Lucile Simon. C’est de maintenir à son plus haut la puissance d’émerveillement qu’il est question ici, sur film, dans des couleurs qui sont celles d’un temps encore à naître.

Jean-Pierre Rehm

UN FAUX ROMAN SUR LA VIE D’ARTHUR RIMBAUD

de Florence Pazzottu, 1h00

Le titre est celui d’un long poème de Jack Spicer, composé de brefs chapitres dont la quasi-totalité est ici restituée. L’accueillant dans le village sud-alpin de La Pomme Chinoise (FID 2019), Florence Pazzottu le dissémine à tous vents : écrit sur cartons noirs ou feuilles volantes, interrompu par le rock d’un admirateur australien, récité à tour de rôle par les habitants du village qui, en parfait accord avec la poétique du Californien, s’autorisent à mettre leur grain de sel, fin ou gros. Si, pour Spicer, le poète est une radio, réceptacle et émetteur de voix et de choses qui lui viennent du Dehors, le geste de Florence Pazzottu est de très haute-fidélité : projetant le poème dans le monde, elle le rend au Dehors et fait du cinéma le plus vif et souple opérateur de traduction.

Cyril Neyrat

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