Phantagma II, l’indifférence des images

Phantagma signifie à la fois fantasme, spectre, apparition soudaine et image mentale.
Tout est flou et sans mémoire, éblouissant. Des bruits épars s’agglutinent sur les yeux collés du nourrisson. Bientôt ces lumières deviendront des formes, puis des signes et des images. Il sera bientôt possible de babiller le monde. L’articulation de ce babillage se fera souvenir puis mémoire, automatisme et refoulement, conscience ; elle apparaîtra par intermittence sans pour autant disparaître tout-à-fait. Tout deviendra image mental et symbolique puis se noiera dans l’absurde de l’existence. Présente mais jamais tout à fait présente, ailleurs et Autre. La remémoration permanente de ces différents spectres se fera Histoire et affinera la sensibilité jusqu’à vivre dans la puissance du faux et la volonté de puissance. L’aurore de la conscience se fabrique malgré l’indifférence de l’univers à cette conscience et de ce que cette conscience s’indiffère elle-même, la question de savoir pourquoi y’a-t-il quelques chose plutôt que rien tombe dans l’abîme de l’indifférence à ce qui se trame. Elle se déploie dans l’indifférence de son propre déploiement. Il en est de même pour les les images.
Phantagma II propose de tisser entre eux quelques films tournant autour des fantômes. La puissance du faux et du carnaval qui supporte les rapports de force, les instincts, les simulacres dans ce qu’ils ont de plus intimes et qui forment sociétés.
Une page folle (1926) de Teinosuke Kinugasa , The Serpent and the Rainbow (1988) de Wes Craven,
Les Damnés (1969) de ViscontiTiticut Follies (1963) de Frederick WisemanLes maitres fous (1955) de Jean RouchPays barbare (2017) de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, et enfin Image Prison (2000) d’Harun Farocki 

Aurélien Lemonnier

 

20h

The serpent and the rainbow

de Wes Craven – 1988, États-Unis, 1h38

Dennis Alan, un jeune anthropologue, est envoyé en mission dans une clinique à Haïti pour rencontrer un patient diagnostiqué mort et enterré quelques années plus tôt. Arrivé sur l’île, Alan apprend l’existence d’une mystérieuse poudre vaudou capable de plonger un homme dans une mort artificielle. Son enquête le met bientôt aux prises avec les Tontons Macoutes, des miliciens paramilitaires qui utilisent cette drogue pour éliminer les opposants politiques au régime. Menacé de mort, Alan tente de récupérer la recette du poison avant de repartir pour Boston. Mais, ensorcelé par ses ennemis, il ne tarde pas à sombrer dans un univers de magie noire, où se mêlent hallucinations, cauchemars et réalité.

The Serpent and the Rainbow, tiré du livre éponyme du chercheur de Harvard Wade Davis, s’ouvre sur un rappel à la fois mystique et inquiétant d’une croyance vaudoue : « Le serpent symbolise la Terre, l’arc-en-ciel le Paradis. Entre les deux, toute créature doit vivre et mourir. Mais, parce qu’il a une âme, l’homme peut se retrouver emprisonné en un lieu atroce, où la mort n’est qu’un commencement. » Tout en annonçant l’épouvante par l’existence d’un antre maléfique semblable au monde parallèle de Freddy Krueger, Wes Craven donne au genre de l’horreur une dimension ethnologique rare et passionnante, dans la lignée de Cannibal Holocaust et Massacre à la tronçonneuse. Comme dans Les Maîtres fous de Jean Rouch, où le spectateur assiste tétanisé à la dévoration d’un chien roux, ce sont en effet les croyances et les rites pour la plupart réels de l’île toute entière qui deviennent effrayants en soi. En étant à la recherche d’une « poudre à zombie » capable de ressusciter des corps semblant morts depuis trois jours (poudre qui existe réellement selon Davis), le jeune scientifique Dennis Alan (Bill Pullman) plonge dans un univers imprévisible dominé par l’irrationnel, la superstition et la sorcellerie, plein de transe convulsive et de signes cabalistiques sanglants. Ainsi le long processus de fabrication de la « poudre à zombie » est l’un des sommets horrifiques du film, exigeant par exemple le broiement du crâne d’un cadavre fraîchement exhumé (autre précision qui figure réellement dans le livre du chercheur).
Tourné trois ans après Nightmare on Elm Street (Les Griffes de la nuit), The Serpent and the Rainbow est certainement l’un des films les plus « fantastiques » de Wes Craven au sens propre du terme : l’existence du surnaturel n’y est jamais sûre et l’explication réaliste y est toujours possible, hormis la fin qui bascule dans une débauche d’effets spéciaux un peu désuets. L’horreur s’enracine au contraire dans le documentaire politique. Le tournage se déroule en effet en 1987 sur l’île d’Haïti (avant d’être déplacé en République Dominicaine par sécurité), à peine un an après la révolte de la population contre la dictature de la dynastie Duvalier (Papa Doc et Bébé Doc). Il en enregistre les traces et l’intègre à son récit : Dennis Alan débarque sur l’île en pleine effervescence pré-révolutionnaire, et son redoutable ennemi, le capitaine Peytraud, est à la fois le chef des « tontons macoutes » (la police secrète du régime) et un terrible sorcier vaudou capable de hanter les rêves. Le combat de Dennis Alan contre la magie noire devient alors indissociable de la lutte pour l’émancipation du peuple haïtien.

On retrouve donc dans The Serpent and the Rainbow la terrifiante hésitation entre réalité et cauchemar qui innervait de bout en bout Les Griffes de la nuit. Si le rêve, ici, ne laisse pas de cicatrice immédiate et concrète sur le réel comme pour la série des Freddy, il se donne d’abord pour vrai : sans effets particuliers de montage, le rêve s’enchaîne cut, sans transition avec le réel, au point d’être confondu avec lui. A l’inverse, la réalité prend les teintes de l’étrange et du cauchemar où l’horreur surgit toujours de manière aussi abrupte. Le montage suit ainsi la logique des rêves. L’idylle lumineuse avec Marielle s’enchaîne avec une séance de torture chez les tontons macoutes à la Hostel d’Eli Roth. Ou encore, au tout début du film, la découverte atroce du massacre d’un village suit celle de l’animal totem de Dennis Alan, un léopard doux comme un chat. L’épouvante circule donc allègrement entre la vie et les songes, sans véritable distinction, d’autant plus que les rêves sont ici prémonitoires : ils esquissent peu à peu la terrifiante destinée d’Alan, menacé dès le départ par le spectre de la zombification. Dans ce vertigineux labyrinthe de l’étrange, Bill Pullman joue un de ses plus grands rôles, précurseur de celui de Fred Madison dans Lost Highway. Malgré son allure d’Indiana Jones élégant et racé, il incarne un personnage perdu, dédoublé entre des mondes, ceux de la science et de la superstition, du réel et du rêve, de la mort et de la vie, nouvel Orphée forcé de plonger dans les ténébreux abîmes de l’irrationnel pour mieux s’en libérer.


 

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