On ne présente plus Paulo Branco. Un grand producteur de cinéma, certes. Pirate, joueur, bonimenteur, tricheur… Tout a été dit. Alors, comment le décrire sans répéter naïvement la légende ? Peut-être n’y a-t-il qu’à regarder son catalogue, qui parle de lui-même… Mais de quel bois est-il fait ? Comment le saisir, si ce n’est sous le signe d’une multiplicité ?
L’histoire pourrait commencer par le chiffre deux. Deux pays, le Portugal, la France.
D’autres nombres pourrait venir multiplier la mise de départ.
Combien de sociétés de production ? Combien de films ?
Combien de salles de cinémas ? (un producteur mais aussi un exploitant !)
Combien de spectateurs ? Combien d’amis, de complices ?
Par exemple, combien d’amis dans la bande, foyer cinéphile originel de son arrivée en France dans les années 70, autour des cahiers du cinéma, puis des salles parisiennes comme l’Olympic puis l’Action-République ? Serge Daney, Jean-Claude Biette, Frédéric Mitterand, qui d’autre ?
Combien de chevaux ? (la passion pour l’équitation de Paulo Branco)
Combien de faillites ? De nouveaux départs ? Combien de vies ?
« Trois vies et une seule mort » ?
D’autres noms : Manuel de Oliveira, Raul Ruiz, Wim Wenders, Marguerite Duras, Chantal Akerman, Joao César Monteiro, Alain Tanner, Werner Schroeter, Robert Kramer, Pedro Costa, Sharunas Bartas, Philippe Garrel, Jacques Rozier… La liste est longue et ne s’arrête pas là. On décèle d’emblée une certaine idée du cinéma. Un art plutôt qu’une industrie.
Sous ces noms propres s’abritent non seulement de grandes œuvres, mais des expériences, des rencontres, des réussites et des échecs, des aventures et des relations parfois orageuses, nourrissant ce parcours qui depuis quarante ans accompagne l’évolution du cinéma de création européen et a donné jour à près de trois cent films.
« Je suis un créateur non pas raté mais indirect, et je passe par
les autres pour faire des choses qui m’appartiennent aussi. »
Paulo Branco, Inrockuptibles, 2002
Alors, si un tel producteur a donné à de tels cinéastes un pouvoir de créer, où a-t-il pris lui-même ce pouvoir ? Et surtout : comment ? L’a-t-il arraché ou l’a-t-il délicatement cueilli ? L’a-t-il volé ? Usurpé ? Conquis ? L’a-t-il patiemment construit ou gagné sur un coup de poker ? L’a-t-il fondé sur l’hypothèque d’un tableau de maître ou parié sur l’hypothèse d’un succès public ? Sur un bon scénario ? Un acteur de renom ? Un complice à l’avance sur recette ? Un solide système d’intégration verticale ? Une coproduction internationale ?
Car au fait, c’est quoi, au juste, un producteur ?
Si la légende de Paulo Branco ne dit pas tout des micro-systèmes qu’il a dû inventer pour produire tant de films, au moins dit-elle quelque chose du cinéma et de ses mythes. De l’homme et de ses rêves, donc. D’un dévouement au cinéma, d’une aura et d’une exceptionnelle longévité dans un milieu où tant de gens, brillants un temps au firmament de la profession, se brûlent les ailes ou disparaissent un jour corps et biens.
S’intéresser à un producteur, c’est sans doute avoir affaire au multiple, à l’incertain et à l’impur, au moins autant qu’à la solide volonté d’art indispensable à toute création authentique. C’est embarquer le spectateur (qui est toujours, à proprement parler, « un inspecteur des travaux finis ») vers une face cachée de l’écran du fantasme, l’envers du décor.
Boris Nicot
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