Édito
Certains de ces nomades sont aussi des plasticiens. Les paysages traversés sont transfigurés par un trait de crayon ou des plages colorées. Robert Breer souligne malicieusement le mont Fuji d’un trait noir sur la neige blanche, remplaçant parfois totalement le paysage par un dessin similaire. Le voyage en car ou en train devient une bande dessinée, un rêve, un tableau coloré comme dans Just in time de Kirsten Winter. À la rencontre de la peinture, de la photo et du cinéma, Jean Michel Bouhours juxtapose et alterne forêts, chalets, montagnes en battements noirs et blancs et colorés. Ces interventions se font directement sur la pellicule film.
D’autres, plutôt tournés vers la photographie en noir et blanc, filment des mondes étranges, étendues grumeleuses et nuits profondes, fascinantes et inquiétantes. Avec Michaela Grill les paysages s’enfoncent dans l’encre noire de l’effacement, avec SJ. Ramir les frissonnements des grains en suspension tendent un voile de brume solide.
Et il y a les voyageurs qui, fouillant les pixels de l’image numérique, évoquent des paysages brouillés, éparpillés, à partir d’espaces sereins, dans un processus de déconstruction / reconstruction. L’intervention se fait au cœur de l’image, au sein même de sa structure.
Los Ingravidos étirent, fragmentent, démultiplient les figures de la représentation et Jacques Perconte la vrille, la métamorphose et crée des manques, des plages vides à l’intérieur de la surface filmée comme des trous dans le paysage.
Fuji
Robert Breer | 1973 | États-Unis | 8 min | 16mm
Le film explore l’interprétation artistique du réalisateur d’un voyage en train devant le Mont Fuji au Japon, à l’aide de dessins au trait, de rotoscopes et de prises de vue réelles.
Réalisé une quinzaine d’années après A Man and His Dog Out for Air, Fuji est l’exact contrepoint des transformations graphiques de ce dernier. Le mont Fuji y tient bien sûr un rôle crucial – son profil graphique au centre de l’image, plus ou moins stabilisé, suivant la progression du film. Breer substitue à la puissance des métamorphoses et au jeu des métaphores les déclinaisons subtiles d’un schème graphique et d’une figure type.
Il filme depuis les fenêtres du Tokaido Express – le rapide de la plus célèbre artère ferroviaire japonaise –, sans rechercher « une mise au point raffinée » et « sans penser à la suite ». Il exploite les images au moyen de la rotoscopie, avec l’insertion de quelques plans en prises de vues réelles (des gros plans sur le visage de sa femme regardant par la fenêtre, dès les premières scènes).
On y décèle aussi de possibles citations d’œuvres de référence souvent convoquées par Breer, notamment Rhythmus 21 de Hans Richter et Ballet mécanique de Fernand Léger.
L’alternance plus ou moins régulière de plans types, l’instauration de perspectives brouillées, la dialectique très marquée entre surface et profondeur, la variation des rythmes et l’incursion de corps étrangers constituent des motifs d’« anticontinuité ».
Le mont Fuji, suivant ces déclinaisons plastiques et ces perturbations en tous genres, se définit alors comme un « figuré trouble » ; le spectacle à découvrir depuis la fenêtre du train devenant pour l’artiste une motivation à faire œuvre, transformant la notation cinématographique au moyen de sa caméra super 8 en une partition graphique et chromatique.
Patrick Barrès, Professeur à l’Université Toulouse Jean-Jaurès pour Tënk
Just in Time
Kirsten Winter | 1999 | Allemagne | 9 min | 35mm
Pendant un voyage de train à travers les États Unis, la réalisatrice se voit confrontée aux conséquences psychiques d’un accident de voiture. Un film presque abstrait avec un mélange d’images travaillées à l’ordinateur, prises de vue et peintures.
Chronographies
Jean-Michel Bouhours | 1982 | France | 17 min | 16mm
Chronographie : Au moment de la réalisation de ce film, j’avais donné ce titre, pensant faire un néologisme : kronos et graphein soit l’inscription du temps. Ce n’est que 36 ans plus tard au hasard d’une lecture sur les présocratiques, à propos d’Eusèbe de Césarée que j’ai découvert que le mot existait bien dans le dictionnaire et qu’il provenait du grec et désignait un genre de narration année par année historique, se situant entre la chronologie (succinte) et les annales.
J.M. Bouhours
« Le travail de Jean-Michel Bouhours se situe aux confluents de la photographie, de la peinture et du cinéma. Chaque matériau détermine et est déterminé par les autres. Photographie et peinture entrent en une relation de support et de masques ; la photographie est travaillée en séquences comme au cinéma, le cinéma est rapporté à sa base photographique: le photogramme ; la peinture est animée par le support film, le mouvement apparent est produit par les variations chromatiques. Ce dernier rapport prend d’ailleurs une plus grande importance dans les deux dernières œuvres. Cependant, le cinéma emporte photographie et peinture dans sa mouvance, leur donnant sa dynamique. Bien que le mouvement cinématographique, chez J.-M. Bouhours, soit celui de la variation et de la répétition, photographique et picturale, c’est lui qui est analysé, « recomposé » – cette analyse utilisant les éléments fixes de la photographie et de la peinture. En témoignent le film sur Marey et CHRONOGRAPHIES, dont le processus de création est le suivant: séquences cinéma, séquences photographiques tirées des premières, ajouts et masquages picturaux, recomposition cinématographique. »
Prosper Hillairet
Carte noire
Michaela Grill | 2014 | Autriche | 2 min
Des éclairs blancs dans l’obscurité de la nuit. Comme dessinés dans l’air, placés par petites touches. Spectres vacillants, visions fantomatiques. Un authentique voyage de la peur, un film d’angoisse.
Dans Carte Noire, sinistre road-movie miniature de Michaela Grill, celle-ci prolonge son trajet cinématique allant de l’abstraction d’un objet à son aliénation. La voici parvenue à un motif topique, surchargé, du cinéma et de la culture populaires : la voiture solitaire traversant une route vide à travers la campagne, qui fait naître plus ou moins automatiquement des associations trans-genres. Même avant la surprise finale, on peut voir évoquée ici, entre autres choses, une « Lost Highway« librement inspirée de David Lynch.
Le film repose sur un plan subjectif et direct de l’asphalte de la route, où la bande centrale apparaît. Disparaissant tantôt derrière un monticule, elle refait surface peu après et pour conduire à la colline suivante. On dirait que quelqu’un dispose un aride paysage de steppe sur les côtés, élève doucement une montagne à l’horizon. Le développement numérique transpose le tout en un négatif noir et blanc tremblant, comme des pastels à l’huile sur un tableau noir. Ce sont à peine 2 minutes 30 d’un voyage nocturne en terrain vague, enveloppé dans le son étrange et fébrile d’Andreas Berger. L’asphalte tremble et l’horizon s’allume. Le moteur râle et la vue se trouble. Un voyage imaginaire. Film noir. Carte noire. Dans la libre inspiration de David Byrne, nous sommes sur la route de nulle part. Le petit hibou attend.
Isabella Reicher
Sélections :
• Festival du Nouveau Cinéma Montréal/CAN
• Vienna, Independent Shorts/A
• Annecy Festival du Cinéma d’Animation/F
• Lausanne Underground Filmfestival/CH
• Go Short Int. Filmfestival Nijmegen/NL
Disquiet
SJ Ramir | 2011 | Nouvelle-Zélande | 2 min
Disquiet utilise le mouvement d’une figure anonyme dans des environnements isolés pour examiner des voyages métaphysiques à travers les paysages de l’esprit.
Après avoir voyagé à pied à travers une forêt obscure, une figure entre dans un monde désolé qui semble désertique. Ce voyage est interrompu par une structure menaçante – représentant des visions de la société, de la mémoire et des besoins – qui sont explorés pour être finalement exlus, laissant la figure continuer sa quête vers une destination inconnue.
Erosions 12 ; a walk
Collectif Los ingravidos | 2019 | Mexique | 8 min
La série des ÉROSIONS explore les concepts d’oxydation, d’usure et d’entropie, selon une perspective audiovisuelle et cinématographique.
Après le feu
Jacques Perconte | 2010 | France | 7 min
À quelques kilomètres d’Ajaccio, la terre brûlée cède sous le poids de la couleur. Le sol se fend et libère des énergies picturales qui s’emparent du ciel. Je vois l’horizon disparaître, mais je le fixe. Le train continue sa route.
Robert Breer
Successivement, l’univers protéiforme de Robert Breer a traversé plusieurs mouvements significatifs des avant-gardes française et américaine. Peintre abstrait dans les années 1950 – sous l’influence de Vasarely, Tinguely ou Soto –, il se consacre rapidement à la réalisation de films d’animation puis, à partir du milieu des années 1960, invente des objets en mouvement comme pour affirmer sa volonté de faire sortir la peinture de son cadre et d’échapper à toute image fixe.
Kirsten Winter
Née en 1962 à Hanovre, l’artiste s’inscrit dans la tradition des réalisateurs qui considèrent l’animation comme une forme de musique visuelle. Elle a étudié à l’académie des arts de Braunschweig. Depuis 1994, elle a réalisé des films expérimentaux, des films avec de la musique en direct et des fragments de films pour des opéras. Elle travaille actuellement à Hollywood en tant que réalisatrice et enseignante à la CalArts Film School.
Jean-Michel Bouhours
Jean-Michel Bouhours est un conservateur, historien de l’art et cinéaste français né le 9 août 1956 à Brou.
Spécialiste de l’art moderne et du cinéma d’avant garde, il est l’auteur d’une quinzaine de film expérimentaux et plusieurs ouvrages sur l’art.
Ancien chef de service des collections modernes au Musée national d’Art moderne, ancien Directeur du Nouveau Musée national de Monaco de 2003 à 2008. En 2020, il est curateur free lance.
Michaela Grill
Michaela Grill étudié à Vienne, Glasgow et Londres (Goldsmith College) et a produit diverses œuvres cinématographiques, vidéo, installations, spectacles en direct depuis 1999, des performances et projections sur les cinq continents, notamment au MOMA de New York, à la National Gallery of Art de Washington, au Centre Pompidou de Paris, au Museo Reina Sofia de Madrid, à la Casa Encendida de Barcelone, à l’ICA de Londres et dans de nombreuses cinémathèques. Ses vidéos ont été projetées dans plus de 200 festivals dans le monde entier. Elle a reçu le Prix de l’artiste exceptionnel décerné par le ministère autrichien de l’art et de la culture en 2010.
SJ. Ramir
Photographe de formation, SJ. Ramir s’est ensuite tourné vers la vidéo numérique en filmant des scènes de personnages solitaires se déplaçant dans des paysages géographiques éloignés et isolés. Le style dominant de son art vidéo est né de ses premières années d’expérimentation avec des filtres d’objectif faits sur mesure. Ces filtres améliorent les pixels vidéo et produisent des images floues et déformées qui, selon SJ. Ramir, suggèrent visuellement des états émotionnels liés au thème central de ses vidéos, l’isolement.
Le collectif Los Ingrávidos
Colectivo Los Ingrávidos (Tehuacán, Mexique) naît de la nécessité de démanteler la grammaire audiovisuelle que le corporatisme esthético-télévision-cinématique a utilisée et utilise pour garantir efficacement la diffusion d’une idéologie audiovisuelle par laquelle un contrôle social et perceptif continu est maintenu sur la majorité de la population. Les domaines poétiques que peu de gens osent fouler sont politiquement chargés et pourtant impliqués dans le sublime Los Ingrávidos.
Jacques Perconte
Figure majeure de la scène artistique numérique et de l’avant-garde cinématographique française depuis la fin des années 90, Jacques Perconte (né en 1974, vit et travaille à Paris) se définit comme un artiste visuel. Son travail concentré sur le paysage, déclinant film linéaire pour le cinéma et film génératif pour l’exposition, performance audiovisuelle, photographie et installation, consiste à ressaisir la nature, notamment dans le rapport culturel et technique que nous construisons avec elle.
Informations pratiques
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La billetterie ouvre 30 minutes avant le début de chaque séance.
Nous pratiquons le prix libre (chaque personne paie ce qu’elle veut/peut/estime juste).
Nous croyons au prix libre comme possibilité pour chacun.e de vivre les expériences qui l’intéressent et de valoriser le travail accompli comme il lui paraît bienvenu. L’adhésion à l’association est nécessaire pour assister aux projections, elle est accessible à partir de 6€ et valable sur une année civile.
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