Des auteurs tchèques on retient souvent Milos Forman. Les succès populaires de ses productions américaines sont paradoxalement conséquences d’un exil qui marque l’anéantissement d’une période extrêmement féconde dans son pays d’origine. Le « Miracle Tchèque », dont on situe le coup d’envoi vers 1962, se voyait paralysé en pleine course par le durcissement de la censure aux lendemains du Printemps de Prague, et l’arrivée de Dubcek en successeur de Novotny. D’autres suivirent le mouvement vers l’Ouest ; Vojtech Jasny, Ivan Passer, Jan Nemec…
Quelques sept ou huit années de liberté créatrice dont s’empare une jeune génération de cinéastes, un foisonnement d’inventions formelles au service de la destruction des mythes et du conformisme de la société dans laquelle ils grandirent. L’exigence de vérité pousse assez naturellement à placer le doute comme principe de base, et c’est en vain que l’on chercherait quelque héros positif dans ces films. Plutôt des marginaux, rendus fous par la peur, ou libres dans leur folie. Et parce qu’il était pressant de vaincre cette peur qui désagrégeait les rapports humains, de lui faire affront, il fallait bien s’en moquer, et cet humour, on s’en doute, tient toujours du rire jaune.
Faux-semblants, hypocrisies, secrets de Polichinelle, mensonges… Peu importe le nom, c’est ce à quoi chacun de ces films réfléchit, de mille manières différentes : effacement de la frontière entre vécu et visions hallucinatoires dans Les diamants de la nuit ; parabole philosophique sur l’ignorance heureuse en forme de film-tableau pour Les fruits du paradis; noirceur paranoïaque, au présent et sans détour, dans L’Oreille ; et enfin, le refuge dans le conte fantastique (Valérie au pays des merveilles), ultime espace de liberté à l’issue de cette courte décennie, pour encore questionner l’illusion, la fragilité de nos perceptions et de nos croyances.
L’oreille
Karel Kachyna – Tchécoslovaquie, 1969, 1h14
Contrairement à tous les autres réalisateurs dont on a choisi de rendre visibles les œuvres au sein de ce cycle, Karel Kachyna n’a pas participé au film-manifeste collectif de la nouvelle vague tchécoslovaque, Les petites perles au fond de l’eau. Diplômé de la première promotion de la FAMU, il fait partie de la génération précédente, mais L’Oreille apparaît comme le film-pivot de la fin de cette période de liberté, comme le bouc-émissaire le plus évident de la normalisation culturelle de 1969, et comme un choix tout trouvé pour clore cette semaine.
Ludwik, vice-ministre du Parti Communiste Tchèque, et sa femme Anna, rentrent d’une grande réception en compagnie du gratin du Parti. Alors qu’ils arrivent devant leur portail, l’alcool aidant, une violente dispute éclate entre eux. Ils se rendent alors compte que leur trousseau de clés commun a disparu, que la porte de leur maison est entr’ouverte, et que l’électricité et leur ligne téléphonique sont coupées. En parallèle, nous revoyons des bribes de cette soirée dont ils reviennent, comme rêvées et réinterprétées sur un mode surréaliste, et où Ludwik fut informé de l’élimination de son supérieur de cabinet. A la violence hystérique de leur maux de couple vient s’ajouter la violence sourde de la menace dont on devine Ludwik future victime.
Le climat paranoïaque tenace du film rappelle les premiers Polanski (Rosemary’s Baby en tête), essentiellement lors de ces plans subjectifs à la grande soirée, où sous le vernis du fastueux, l’ambiance décadente, et les sourires trop appuyés pour ne pas être hypocrites, les collègues de Ludwik lui lancent ces remarques qui semblent porteuses de double-sens et de terrible augure : « Désolé, les camarades m’écoutent », « Tout ce qui compte est s’il acceptent ou non les buts socialistes », « Est-ce qu’ils t’ont parlé ? », « Ce sont tous des espions entraînés », etc…
On pourrait évoquer Qui a tué Virginia Woolf ?, ou encore Bug de William Friedkin pour l’ambiance de ce huis-clos et pour la dureté dont fait preuve Kachyna, mais ici le mal ne s’incarne pas dans un quelconque démon ou une arme fantasmée de destruction massive. Le film est la charge la plus directe contre le régime de toute cette période, le scénario ne s’encombre pas d’une forme métaphorique comme chez Chytilova, ne cherche pas l’alibi d’un contexte historique autre (Nemec), ni ne dédramatise ce qu’il évoque par l’humour (Menzel).
Jan Prochazka fut ici comme sur une dizaine d’autres films, le scénariste et compagnon de travail de Kachyna. Membre du comité central du PCT et un temps ami intouchable de Novotny lui-même, il eut un rôle important en faveur d’un assouplissement relatif de la censure. Il bénéficiait de fait d’une certaine liberté dans ses propres travaux, d’où, certainement, l’audace de la critique frontale de L’Oreille. Le film fut tourné quasi clandestinement alors que les chars soviétiques étaient déjà en Tchécoslovaquie, et fut interdit immédiatement. Prochazka, qui comptait sur la bienveillance du pouvoir qu’il avait servi, fut finalement la cible d’un lynchage médiatique dès 1969, et mourut deux ans plus tard. Le film fut invisible jusqu’en 1990, et si hautement interdit qu’il ne devait pas être cité dans la filmographie de Karel Kachyna, qui se reconvertit faute de mieux dans la réalisation de téléfilms ou de productions pour enfants.
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