C’étaient de très grands vents sur la terre des hommes — de très grands vents à l’œuvre parmi nous
Qui nous chantaient l’horreur de vivre, et nous chantaient l’honneur de vivre, ah ! nous chantaient et nous chantaient au plus haut faîte du péril,
Et sur les flûtes sauvages du malheur nous conduisaient, hommes nouveaux, à nos façons nouvelles.
Saint-John Perse, Œuvre Poétique, tome 2, Vents, Gallimard
S’il existe des mémoires que l’on peut sauver du vent, quelques souvenirs qui pourraient survivre aux grands vides de l’Homme emmuré en lui même, il nous semble que c’est dans les quatre murs d’un cinéma que cette conservation est la plus à même de s’écrire.
Sjöström, Epstein, Ivens, Malick, Sokourov ou encore Hsiao-Hsien, tous s’attèlent à déployer ce que l’on pourrait appeler un imaginaire matériel (Daney Serge, Article sur Les Chevaux de feu de Paradjanov, dans les Cahiers du cinéma) ; renouant avec une voie essentiellement sensitive relayé au second degré par la dimension classique du cinéma (narrative et romanesque), où la matière a été lestée au profit du récit. Ces cinéastes travaillent à nous nicher au plus près des vents, à faire en sorte que depuis la salle, l’on ressente la force des tempêtes, que nos attentions se tournent toutes entières sur le son du frémissement des feuilles qui bruissent sous les maigres rafales. Que le cyclone nous prenne ou que l’on soit dans son œil, peut importe après tout, c’est une réceptivité à la motilité des images, au constant bruissement des sons que les cinéastes nous engagent à entretenir. Ils nous somment, de reconsidérer nos rapports avec la diversité profuse et profonde du monde.
Wim Wenders disait que les histoires sucent le sang des images, ici, on refusera justement un assujettissement des éléments au narratif pour laisser le temps aux vents de s’inscrire dans les images, qu’elles gardent un peu de souffle avant d’être pris dans les filets de l’interprétatif. On se fera alors plus guetteur qu’interprète, on se laissera un peu bercer par le calme des lieux, porter par les anxiétés des paysages. On devra se défaire des postures confortables qui nous tiennent trop près de la compréhension, on sait que l’on peut se promener dans les images sans tout saisir, mais plutôt attraper ici ou là quelques bribes qui de proche en proche, révèlent une façon nouvelle de prendre un chemin. Chacun des films du cycle proposera à sa façon une manière d’élargir l’homme, de le dilater, le décentrer, faire passer en quelque sorte le souffle du cosmos en lui (Montebello Pierre, Deleuze, esthétiques – la honte d’être un homme), pour qu’en hommes nouveaux, selon les chants de Saint-John Perse, nous puissions trouver des façons nouvelles d’être au monde, de l’habiter, d’en épouser le rythme.
S’il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va, il en est pour les spectateurs qui suivront des corps fatigués, au seuil de la folie, divisés, exilés, mais toujours aiguillés par leurs sensations, qui chercheront dans leurs errances le cœur nécessaire pour habiter le creux des vents. On suivra d’abord, dans Le Vent de Söjström, la lente ascension psychotique de Lilian Gish dans les grandes plaines américaines, hantées par les rafales chevalerines. L’air sera plein du frisson des choses qui s’enfuient (Baudelaire Charles, Le crépuscule du matin dans Les Fleurs du mal) dans le Mère et Fils de Sokourov où l’on escortera les errances d’un fils accompagnant sa mère mourante, portée par des vents tristes qui anamorphosent les paysages. On pourra écouter sourdre l’inquiétude mystique de la jeune Soizic dans Le Tempestaire d’Epstein, suivie de l’inquiétude sociale et élémentaire que génère le Mistral dans Pour le Mistral de Joris Ivens. Nous nous laisserons emporter par les courses rêvées de Buster Keaton, en prise avec la tempête, dans Cadet d’eau douce. Dans le film d’Hou Hsiao-Hsien, on partagera les incertitudes de Shu Qi, constamment saisie entre le désir d’éprouver l’amour qui la ferait exister dans le monde et sa vocation d’Assassine, dispersive, impondérable, comme l’oiseau. Enfin nous clôturerons le cycle dans le vent et les flammes en récoltant Les Moissons du ciel (de Terrence Malick).
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