Pourquoi ne pas profiter de cet entre-deux tours français pour porter son regard sur des films aptes à éclairer les temps sombres d’une démocratie en déroute, d’un système fatigué et de citoyens dans le doute ? Pourquoi ne pas user du cinéma pour créer des conditions de joie et de partage ? Deux armes sont brandies pour assoir nos consciences et taire nos résistances : la manipulation des images et la confiscation des mots. Élire : donner son vote et non sa voix…
L’homme de la rue
de Frank Capra – 1941, États-Unis, 1h50, VOstFR
Fraîchement licenciée, la journaliste Ann Mitchell invente de toutes pièces un fait divers retentissant: le testament d’un dénommé John Doe, résolu à se jeter du toit de l’Hôtel de ville le soir de Noël. La lettre, qui dénonce la corruption et les injustices sociales, est si cinglante qu’elle galvanise les citoyens américains. Les notables au pouvoir prennent peur. Qui se cache derrière John Doe?
« WORKING CLASS HERO
Utopie plébéienne, conte dickensien, success story sapée dans son élan, L’Homme de la rue résonne plus que jamais comme un film de Frank Capra. Attentivement disséquées, l’ossature narrative et les chevilles thématiques empruntent autant à L’Extravagant M. Deeds (1936) qu’à M. Smith au Sénat (1939) et Vous ne l’emporterez pas avec vous (1938). Avec une trajectoire sensiblement déviée: les titres siamois, Mr Deeds Goes to Town et Mr Smith Goes to Washington, laissent ici se profiler une invitation ambiguë, Meet John Doe, identité à la fois chorale et factice. Gary Cooper chausse une nouvelle fois les souliers de Cendrillon. Jean Arthur transmet à Barbara Stanwyck les accents de la fée providentielle. Long John Willoughby est un séduisant croisement entre Longfellow Deeds, l’héritier candide et Jefferson Smith, le porte-parole des Boy Rangers. Un homme-enfant vertueux, à la naïveté désarmante, terrorisé par les mondanités et le sexe opposé. Les similitudes ne s’arrêtent pas au seul casting, L’Homme de la rue revisite l’intégralité de la charte Capra, en densifiant le discours de ses prédécesseurs. La compassion exacerbée, l’humanisme angélique et les escarmouches politiques sont toujours là; ils trouveront d’importants échos dans La Vie est belle (1946) et L’Enjeu (1948). Mais les vivats de la foule se colorent d’un profond désarroi.
AU CŒUR DU MENSONGE
Un oisillon tombé du nid reçoit les faveurs d’une sémillante chroniqueuse, libre et désinvolte. Poussée par l’appât du gain, la carriériste vedette du Nouveau Bulletin n’a pas encore conscience des dangers qui pèsent sur son protégé. Blottis dans l’ombre, barons de la presse, maire obséquieux et candidat à la Maison Blanche manipulent à leur guise un héros désarticulé. John Willoughby? Un vagabond au chômage, un joueur de base-ball raté. Un homme de la rue comme tant d’autres qui, pour quelques bouchées de pain, accepte d’être le visage de la plus périlleuse imposture de l’Amérique. Les intrications du récit malmènent le manichéisme de façade. Imperturbables, Capra et Riskin érigent une fiction exemplaire, à l’image d’Ann et de son supérieur Connell qui orchestrent en fins connaisseurs la croisade effrénée de leur acteur. Lavé de son passé, dépouillé de ses convictions, Long John Willoughby n’est plus qu’un automate en représentation, la victime consentante d’une extraordinaire machination. A l’intérieur de cette carcasse putréfiée se débattent plusieurs John Doe et autant de perspectives équivoques: la plume opportuniste d’Ann, la voix chrétienne d’un père décédé, le corps fervent d’une nation, et bientôt le cerveau tyrannique du réservé D.B. Norton. Qu’il soit porteur d’espoir ou véhicule d’un complot dictatorial, John Doe suscite une empathie irrésistible.
L’ART DE LA PERSUASION
1941. Capra assiste impuissant au durcissement du fascisme en Europe. Précédent de peu l’entrée en guerre des Etats-Unis, le tournage du film énonce clairement ses référents. Le populisme des John Doe menace de sombrer dans l’extrémisme haineux des D.B Norton. Mobilisé, le cinéaste entretiendra le moral des GI’s en supervisant la série Pourquoi nous combattons (1944), propagande commandée par l’Etat-major et détournant les images de Leni Riefenstahl. Entièrement dévouée à la société du spectacle, L’Homme de la rue dissocie l’être et le paraître dans une habile mise en abyme de la création. Là où Smith ne rencontre que des obstacles à ses projets d’honnête citoyen, Willoughby pactise avec l’ennemi et accède aussitôt à la notoriété, à l’argent et au pouvoir. La course aux médias obéit à un rythme échevelé. Le charisme et la pensée de John Doe inondent la presse de messages subliminaux et accaparent les ondes radiophoniques. Les titres fédérateurs des quotidiens scandent chaque victoire de Doe. Le double artifice (le scénario de Riskin et le fait divers inventé par Ann) met à distance la fiction et les idéologies, en permanence contredites par des voix dissonantes. La lisibilité apparente du film (les masses crédules contre les leaders diabolisés) exige d’aller au-delà de la campagne de séduction des intrigants.
DEMOCRATIE APHONE
Cinq monologues isolés illustrent ces tensions: le discours inaugural de John Doe à la radio, les mises en garde du Colonel à l’hôtel, les remerciements de Bert, fondateur du club John Doe, la tirade patriotique de Connell dans un café, et la table ronde de D.B Norton organisée autour des prochaines élections. La naissance du héros, aussi fulgurante soit-elle, ne peut faire oublier l’individu en retrait, sans opinion propre et sans voix. Capra attache la plus grande importance à l’expression; les ressorts dramatiques de L’Homme de la rue s’appuient sur la souveraineté du verbe et des réseaux de communication. Un micro se dérobe, un coordinateur surveille l’applaudimètre, des commentateurs stoïques observent la débâcle de John Doe. Le sursaut de Willoughby, orphelin éconduit condamné au silence, n’intervient que tardivement dans le récit. Mais quand l’homme tentera de parler en son nom, sa voix sera aussitôt étranglée (l’effarant meeting sous la pluie) ou amoindrie (la demande en mariage par personne interposée). La confusion entre les deux John est telle que l’ancien joueur de base-ball s’y perdra lui-même. Jusqu’au bout, Willoughby n’aura été que le jouet d’un scénario écrit à l’avance. Quelle place reste-t-il pour un moribond anonyme dans un monde de faux-semblants? Capra sauve in extremis ses idéaux, mais le dénouement n’en reste pas moins amer. » (Danielle Chou sur filmdeculte.com)
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