A vingt ans Emmanuel Radnitsky a tracé son chemin : capter, fixer, transformer les rayons lumineux en taches dansantes, en moire mouvante, en couleurs détonantes, faire étinceler les objets. Se situant radicalement du côté de l’expérimentation, il réinvente tous les champs artistiques qu’il aborde. Lorsque Man Ray achète une caméra pour faire bouger ses images fixes, il est déjà connu comme peintre, sculpteur, créateur de ready made, photographe. Il s’est rallié au mouvement Dada aux côtés de ses amis Tristan Tzara, Robert Desnos, Paul Eluard, Louis Aragon, Philippe Soupault… L’objectif de Dada est alors clairement énoncé : bousculer le conformisme esthétique, le diktat du Beau. Pour perturber les rigidités du “bon goût”, la provocation est le moyen le plus efficace.
Le premier film de Man Ray date de 1923. Le cinéma existe depuis la fin du siècle précédent. C’est dire que l’entrée en gare d’un train, qu’il soit de La Ciotat ou d’ailleurs, ne fait plus fuir les spectateurs hors des salles de projection. Il y a plus qu’une accoutumance aux images filmées puisque le cinéma s’est déjà lancé dans la fiction. Raconter des histoires, avec des acteurs et des décors est devenu la forme dominante d’une industrie cinématographique naissante. Raconter une histoire, c’est bien ce que Man Ray refuse. Pour le plasticien qu’il est, le cinéma n’a pas encore été exploité comme art autonome. La fiction est une anecdote qui vient recouvrir et étouffer les potentialités de cette extraordinaire “machine à faire du mouvement”. Ce qu’il attend d’un film, il le dit avant même de prendre une caméra « j’aimerais voir dans un film quelque chose que je n’ai jamais vu, que je ne comprends pas”. Et c’est ce qu’il va provoquer sur les spectateurs de son premier film Le Retour à la Raison. Surprise, incompréhension et bagarre générale… pour le plus grand ravissement des inconditionnels de Dada. Si les passions se sont quelque peu apaisées depuis lors, les œuvres cinématographiques de Man Ray conservent toute leur force créatrice. Le cinéma narratif est plus que jamais la norme, qui ne bouscule qu’exceptionnellement les habitudes perceptives. Les audaces de Man Ray continuent de nous perturber. Man Ray, inventeur des cinérayogrammes, films sans caméra, dans les années vingt, expérimentateur des premières pellicules couleurs, dans les années trente. Il est curieux de constater que si le photographe a été recherché par nombre de personnalités -du spectacle et de la mode entre autres- pour “se faire tirer le portrait”, si le peintre a joui de la considération de ses pairs et de l’admiration générale, si le personnage public était entouré d’une gloire quelquefois tapageuse, le cinéaste est resté en retrait de cette renommée.
Cependant son œuvre cinématographique n’est pas moins prégnante que son œuvre photographique, sculpturale ou picturale. Bien au contraire, la compréhension par Man Ray de ce qu’est l’essence du cinéma en fait un art à part entière, pris dans un continuum esthétique : peinture, sculpture, ready made, photo, cinéma sont les différents supports d’une même démarche artistique. Si Man Ray est fasciné par les possibilités du cinéma, il reste méfiant sur les conditions de production des films. Il ne supporte pas que sa liberté de créateur soit rognée, ni que le principe de plaisir qui préside à l’élaboration de toute son œuvre, quel que soit le support, soit bridé par de trop lourdes contraintes matérielles ou économiques. Aussi exige t-il de ses mécènes une liberté absolue en les prévenant qu’aucun bénéfice financier ne peut être tiré de ses films, qu’au contraire le risque de perdre de l’argent est assuré. Il faut noter que tous ses films des années vingt ont été faits sur la demande d’amis (Picabia, Duchamp, Desnos…) ou ce mécènes (Arthur Wheeler, le vicomte de Noailles). Après chaque film il décide d’arrêter le cinéma. Et pourtant toujours il y revient. C’est qu’un certain nombre de problèmes formels ne peuvent être abordés que par le cinéma. Man Ray se heurte à cette évidence : pour traiter de la question du mouvement jamais la peinture n’a pu rivaliser avec cette étonnante machine qui met l’oeil en état d’instabilité, l’embarquant dans une course folle par l’utilisation de l’accéléré (en voiture dans Emak Bakia ou Les Mystères du Château du Dé) ou en lui donnant à voir ce qu’il n’a encore jamais perçu (par le ralenti qui entraîne les personnages d’Entr’acte dans un étrange ballet). C’est le corps entier qui est bousculé, chahuté dans ses repères ordinaires, laissant l’esprit pantelant. Et c’est bien cela qui fascine l’artiste Man Ray : la jouissance de l’œil, avant tout.
Man Ray, le provocateur absolu, des tabous esthétiques comme des tabous sociaux, qui se paiera le luxe avec Deux femmes d’oser le genre pornographique dans sa variante amours saphiques. Man Ray le scandaleux, le Dada découvreur d’une esthétique nouvelle qui apparaît un siècle plus tard d’une extraordinaire modernité.
La rétrospective “Man Ray Cinéaste” comprend tous les films de Man Ray retrouvés à ce jour. Ceux déjà connus, faits sous l’influence de Dada et des surréalistes et ceux, retrouvés en 1986 dans son atelier parisien par sa femme Juliet. Man Ray a également collaboré à la réalisation d’autres œuvres aux côtés de Marcel Duchamp, des frères Prévert, René Clair, Francis Picabia. Toutes les collaborations accessibles retrouvées à ce jour sont présentées dans la rétrospective.
Mireille Laplace
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