La figure du loup pour décrire les pédés dans le cinéma occidental est une métaphore facile.
Quoi de pire que le loup?
Bête sauvage répondant, sans filtre, à ses plus bas instincts. Instrument violent de l’immoralité. Sans aucun doute la plus dangereuse menace contre l’ordre des justes. Le loup est d’autant plus dangereux qu’il est double, fourbe, il est l’être des marges, des lisières, il investit les espaces poreux aux limites des villages, il se dissimule si bien que parfois on ne sait plus qui en est.
Au cinéma, certains jouent à dissimuler des loups plus ou moins clairement, disons en clair/obscur, à la manière d’un cryptage dont seuls les initiés auraient la clef.
Je ne garde, par exemple, aucun souvenir d’un personnage gay dans Les Visiteurs, la comédie populaire de mon enfance, pourtant quand je regarde aujourd’hui Jacquard, le châtelain, il paraît évident que ce monsieur soit de la jaquette. Enfant je ne voyais que Jacquard, aujourd’hui je remarque le mouvement de poignet ou les regards en coin avec le chef cuistot. Il faut dire que, depuis le temps, j’ai appris à décrypter…
[Extrait de Les Visiteurs de Jean-Marie Poiré, 1993]
C’est une folle, une sissy héritée de l’époque pré code Hays à Hollywood, où le pédé au cinéma n’était pas encore un loup. Un simple geste du poignet suffisait à la reconnaître. Elle était joyeuse, dansante et sophistiquée, un cliché qui ne présentait pas une menace mais plutôt un support à la blague. Parce qu’un homme qui ne respecte pas les codes de la masculinité n’en est plus tout à fait un, il prête à rire à ses dépens. Il est un autre, ridicule, auquel on ne s’identifie pas.
Puis, comme l’expliquent Rob Epstein et Jeffrey Friedman dans The celluloid closet, inspiré du livre de 1987 de Vito Russo, les codes moraux de la société américaine des années 30 mettent la tapette définitivement au placard. C’est alors que les pédés commencent à se cacher à la surface de la pellicule et, dissimulés derrière la celluloïde, ils deviennent une menace.
:: The celluloid Closet de Rob Epstein et Jeffrey Friedman, 1995, en location au Videodrome 2
Voir la fiche du film
De nombreux films de cette époque dessinent le visage du méchant à la sexualité ambiguë, une sexualité dite sous-textuelle comme pour le bandit Joel Cairo dans Le Faucon maltais ou Brandon et Philip dans La corde de Hitchcock, tous les deux animés par cette perversion morbide… Je parle de meurtre.
:: Le faucon maltais de John Huston, 1941, en location au Videodrome 2
Voir la fiche du film
:: La corde d’Alfred Hitchcock, 1948, en location au Videodrome 2
Voir la fiche du film
Plus tard, malgré l’abolition du code Hays, l’image du gay vilain continuera à traverser les représentations des pédés au cinéma. Dans les années 90 l’archétype du méchant Disney était efféminé, maniéré et d’une élocution parfaite. Jafar dans Aladdin, Le gouverneur Ratcliffe de Pocahontas, Hadès dans Hercule ou Scar dans Le Roi Lion, tous adeptes du chapeau extravagant ou de la mèche folle. On l’entend moins dans les versions françaises mais croyez-moi, en VO, tous ces protagonistes usent d’un parler outrageusement sophistiqué et sifflotant.
[Extrait du Roi Lion de Roger Allers et Rob Minkoff, 1994]
Le problème du pédé, c’est qu’il met en danger la virilité des mecs cis-hét. Ils craignent de se retrouver dans une situation équivoque face à une sexualité débridée et vénéneuse.
La légèreté morale des loups les renvoie à leurs propres inhibitions, un cadre moral auquel il ne faudrait surtout pas déroger au risque de devenir soit même un loup.
Dans Cruising, La chasse en VF, Al Pacino se retrouve précisément dans ce type de situation. Chevalier blanc dans un univers dépravé, il chasse le loup. La bête en question aime le cuir, sévit dans un milieu SM de carte postale à New York dans les années 80. Aussi monstrueux qu’il puisse paraître, avant chacun de ses crimes il chantonne “Who’s here? I’am here” l’équivalent en anglais de “Loup y es tu? M’entends-tu? ».
Pacino avance masqué, dans une meute abandonnée aux pulsions. Notre oie blanche sera mise face à elle-même dans un jeu de rôle où chasseur et proie se confondent. Car voilà tout l’enjeu du film: Pacino succombera-t-il à l’appel du loup?
:: Cruising de William Friedkin, 1980, en location au Videodrome 2
Voir la fiche du film
Si Cruising est un bon thriller, il n’en reste pas moins l’héritier d’une tradition où les minorités en général, et en particulier ici les minorités sexuelles, sont présentées comme dangereuses, violentes et perverses. Si Friedkin, le réalisateur, choisit le milieu leather comme toile de fond c’est bien qu’il y voit un moyen de mettre son personnage dans des situations qu’il perçoit comme sordides. Une atmosphère sombre et décadente qui correspond au paysage traditionnel du héros de polar. Une démarche exotisante très mal acceptée par les communautés LGBT de l’époque.
Et de fait, l’homosexualité, liée ici, de fait, à la pratique du BDSM (Bondage, Domination, Sado-Masochisme), est montrée comme un piège dans lequel le héros, forcement hétéro, cisgenre et blanc, fait face à sa propre noirceur. Tombera, tombera pas dans la gueule du loup?
Qu’il succombe ou non, l’homme confronté au loup est renvoyé à sa propre altérité, une altérité hors de son contrôle et donc nocive.
C’est ce qui se joue dans beaucoup de films de loup-garou. Le héros, le plus souvent un adolescent correspondant aux codes cités plus haut, est confronté à un autre lui-même, un être inconscient qui n’agit que par pulsions. La nuit, il ne peut résister à l’attrait du loup, il est comme victime d’une bête qui le pousse là où les bonnes mœurs lui interdisent d’aller. Que l’on puisse découvrir son secret le terrifie et, de fait, il fera tout pour mettre fin à cette folie qui fait de lui un être faible car sujet à ses pulsions.
Dans Teen Wolf de 1985, Scott alias Michel.J Fox, avoue sa lycanthropie à son meilleur ami Stiles.
– Écoute, Stiles, je voudrais te dire un truc qui me prend la tête.
– Accouche
– Et bien, je ne voulais pas ne pas t’en parler…
– Attends, tu vas me dire que tu es pédé? Enfin, si tu vas me dire que tu es pédé, laisse tomber, je crois que je peux pas gérer ça.
Scott se recule l’air dégoûté
– Je suis pas pédé, je suis un loup-garou!
– Avec cette gueule de cul, ouais… c’est ça, je ne te crois pas.
On entend un grognement, Scott se change en loup.
– Scott, Scotty?
– Stiles, c’est moi… Qu’est-ce que tu en dis?
– Tu peux faire ça quand tu veux?
– Ouais je crois, enfin… je viens juste de le faire! mais ça peut arriver à tout moments
– Tu me la coupes… T’es magnifique!
Scott sourit, flatté.
[Extrait de Teen Wolf de Rodd Daniel, 1985]
La peur du loup est ici directement associée à la peur d’être homosexuel. Une forme d’homophobie que le même acteur redira dans une scène coupée de Back to the future sortie la même année que Teen Wolf.
Marty McFly face à Doc Brown discutent d’une stratégie au cours de laquelle le jeune héros va devoir flirter avec sa mère. Mais il est inquiet.
– Toute cette histoire avec ma mère… Je ne sais pas si je peux vraiment le faire et aller la draguer… J’ai du mal à croire que je vais aller peloter ma propre mère. C’est le genre de choses qui pourrait me dérégler à vie ! Et si je revenais dans le futur et que je devenais… gay ?
[Extrait de Back to the future de Robert Zemeckis, 1985]
Plus tard dans Cursed de Wes Craven on assistera à une équivoque similaire entre Jimmy, l’outsider lycanthrope et Bo le beau-gosse du lycée.
Bo qui avait l’habitude de brutaliser Jimmy en le faisant passer pour une tapette, essuie finalement une défaite face à lui lors d’un match de lutte gréco-romaine. Dans cette scène, Jimmy lui fait remarquer qu’il semble réprimer son homosexualité. Bo le bully, va alors retrouver Jimmy chez lui pour lui avouer son attirance.
– Je suis gay, Jimmy, et tu es l’autre mec gay du lycée n’est-ce-pas?
– Non, c’est faux!
– Ne ment pas!
– Je ne suis pas gay, je suis maudit!
– Je te comprends! C’est clair! On a l’impression de devoir toujours garder ça pour nous…
– Non je suis maudit par la marque de la bête ! Je suis un loup-garou ! Je ne suis pas gay ! Je suis un loup-garou !
:: Cursed de Wes Craven, 2005, en location au Videodrome 2
Voir la fiche du film
Dans cette scène, Bo reconnaît en la condition du loup-garou, sa propre condition d’homme gay. Parce qu’il est, d’une certaine manière, lui aussi un loup, il peut mettre en parallèle son expérience avec celle de Jimmy.
C’est le même mécanisme qui opère dans l’épisode Phases de la série Buffy, contre les vampires. Buffy est à la poursuite d’un loup-garou, Xander son acolyte suppose que Larry, la brute du lycée, est la bête. Xander, qui dans un épisode précédent a connu une transformation animale, le pousse alors à révéler son secret.
– Tu peux me frapper, Larry, ça ne changera rien, même les autres vont découvrir ton secret ?
– Très bien tu veux quoi ? Du fric ?
– Tout ce que je veux c’est t’aider.
– Tu as un remède contre ça alors ?
– Non, je sais que c’est difficile parce qu’il m’est arrivé la même chose, il faut en parler.
– Si ça se sait s’en est fini pour moi, je serai viré de l’équipe de football, comment les gens vont me regarder quand ils sauront que je suis gay !
Voir l’extrait sur Dailymotion
[Phases, Buffy, The vampire slayer de Joss Whedon, Saison 2 Episode 15, 29ème minute]
Ici aussi, le quiproquo que provoque la présence du loup-garou pousse un des protagonistes à révéler son homosexualité.
Dans les deux cas, c’est l’archétype du mec viril qui est amené à s’exposer. Le mec brutal surinvestie les représentations de la virilité pour cacher son homosexualité latente. A chaque fois, l’homosexualité est vécue comme une faiblesse. Les personnages principaux peuvent se positionner comme soutien, mais la narration nous fait comprendre que là n’est pas l’enjeu de l’histoire, c’est une anecdote secondaire, qui sert à affirmer la virilité acquise par l’outsider.
En ce sens, les deux personnages ont un schéma d’évolution inverse qui se croise précisément au moment de la révélation. L’outsider devient désirable, populaire car les pouvoirs du loup lui permettent d’affirmer sa virilité, quant au pédé refoulé, parce qu’il révèle son désir homosexuel, il perd son statut privilégié et devient un faire-valoir.
D’un point de vue psychanalytique, si le loup, représente le désir homosexuel, alors le héros ne peut devenir un homme que s’il dépasse le stade dit archaïque, d’une pulsion narcissique (le désir homosexuel). En affirmant “Je ne suis pas gay”, il parvient à une maturité émotive et sexuelle. Au contraire, l’homosexuel, voit dans le loup comme dans un miroir, lequel reflète l’objet de son désir narcissique et puéril…
Bullshit!
Dans Les loups de Kromer, on n’a pas ce type de coming out, les pédés sont les principaux protagonistes. Gabriel et Seth sont deux loups amoureux qui vivent dans le bois qui jouxte le village de Kromer, leur présence trouble les villageois qui décident de les prendre en chasse.
La figure du loup est investie ici d’une toute autre manière. On retrouve des figures comme la folle, la brute refoulée ou la meute mais tout est présenté ici du point de vue des loups, qui, loin d’être pulsionnels, ont des relations, des sentiments et des parcours complexes et individuels.
Pour une fois, on a le point de vue des protagonistes homosexuels, et de ce fait, ce qu’on voit à l’écran dépasse de bien des manières les schémas des exemples précédents.
Ce sont des loups, car perçus comme tel par les autres, ils sont en marge car rejetés par la communauté des villageois, ils sont cachés car mis en danger par la peur qu’ils suscitent. Vieilles bigotes, prêtre psychopathe, famille nucléaire dysfonctionnelle, les habitants de Kromer sont, eux, complètement fous. Ce sont des êtres abandonnés à des pulsions morbides, les loups agissent comme un catalyseur de leur velléité.
C’est Caster, un jeune garçon du village qui, lors d’une chasse au loup, fait apparaître la supercherie, dans le discours moralisateur du prêtre, le guide du village.
– Père, peut-être était-elle morte avant que les loups ne soient arrivés?
– Caster, tu ne comprends pas, ce sont des êtres vils, ce sont eux qui nous tuent
– En l’occurrence, Père, c’est nous qui tentons de les tuer…
:: de Will Gould, 1998, en location au Videodrome 2
Voir la fiche du film
Le réalisateur, Will Gould, renverse le regard. Si la présence de la bête met toujours en lumière ce qui est caché, ce n’est plus d’homosexualité dont il est question mais d’hypocrisie puritaine et de fascisme.
Peut-être parce qu’il est lui-même gay, il saisit avec plus de finesse les mécanismes qui font du loup un paria. Ici le pédé n’est ni un sujet de moquerie, ni vilain, ni un faire-valoir, il est un personnage auquel on peut s’identifier, il n’est plus l’autre, il est moi.
Honnêtement, on ne mesure pas à quel point les fictions nous construisent, nous aident à comprendre qui nous sommes et quelle place nous occupons.
Ce que révèlent les archétypes des pédés au cinéma c’est qu’ils sont l’héritage d’une production cinématographique faite, dans l’essentiel, par un groupe dominant. Quand des queers se réunissent pour gripper la réalisation de Cruising, le sujet est moins de savoir si le film est bien fait ou non, ou de juger de l’homophobie présumée du film, la question est de savoir qui fait le film, et à quel point ces histoires leurs sont confisquées.
Lorsque nos représentations sont systématiquement mises en perspective par d’autres, nous sommes, d’une certaine manière, dépossédés de nos identités. Il est frappant de voir à quel point, lorsqu’on fait différer les points de vue, certains ordres qui nous paraissent acquis ou naturels se voient soudainement bouleversés.
Cela est facilement explicable, un groupe de personnes qui partagent la même expérience de certains privilèges ne peut que difficilement produire autre chose qu’une perception biaisée du monde. Trop souvent, consciemment ou inconsciemment, on reproduit des schémas hérités, qui consolident les systèmes dont on est bénéficiaire. Lorsqu’on confronte ces clichés à une expérience autre, alors les représentations volent en éclat.
Il n’est pas question de jeter un voile sur l’ensemble de la production cinématographique, mais bien de prendre en compte en tant que spectateur, comment et par qui les images que l’on regarde sont produites et, le plus possible, faire varier les points de vue.
Nos expériences, nos questionnements, nos désirs, c’est nous qui les disons le mieux.
En bonus, le premier baiser gay du cinéma, extrait de The wings de 1927.