Le violon du siècle, portrait de Yehudi Menuhin
De Bruno Monsaingeon, France, 1995, 2h
« Longtemps, j’ai cru être né trop tard. Dix ou quinze ans de plus et j’aurais pu être le témoin visuel de ce que fut le jeune Menuhin, sans doute le seul interprète de notre siècle à avoir atteint une dimension véritablement universelle. Sa célébrité était si phénoménale au temps de sa précoce carrière, et l’apparition de ce jeune génie, manifestement marqué d’une étincelle divine, a tellement embrasé l’imagination des foules, qu’il est resté depuis dans la mémoire collective comme le symbole même du violon.
Le soir du 4 octobre 1957, jour où le spoutnik soviétique avait été lancé, je venais, enfant de treize ans, de franchir les espaces sidéraux et d’atteindre mon étoile : j’assistais pour la première fois à une représentation de Yehudi Menuhin.
Ma mise à feu était survenue cinq ans auparavant, à l’écoute de l’un de ces bon vieux 78 tours de famille, une Danse hongroise de Brahms, enregistrée par Menuhin au cours de son adolescence miraculeuse, et que l’on pourra entendre dans ce film. Ce jour-là, j’avais eu le sentiment qu’un autre enfant m’avait tendu la main et, de toute sa ferveur et sans réticence, ouvert son âme. Car c’est bien sûr à l’âge le plus tendre que Yehudi Menuhin avait été placé sur orbite, rayonnant aussitôt des lois de l’attraction universelle qui allaient faire de lui le plus connu et aimé des musiciens de notre siècle.
L’image de l’enfant prodige ne s’est jamais estompée ; néanmoins, l’énormité du succès rencontré par le jeune Menuhin, l’accueil qui lui fut réservé sur tous les continents, tant par les foules anonymes que par l’élite intellectuelle et sociale, et que par ses collègues les plus prestigieux, constituent des phénomènes dont nous ne sommes plus guère en mesure de discerner l’ampleur, parce que, jamais jusqu’alors ni depuis, un musicien n’avait semblé pouvoir en être l’objet.
Yehudi Menuhin, davantage sans doute qu’aucun interprète de notre siècle, a contribué à façonner la sensibilité musicale d’une époque en marquant de son empreinte chaleureuse et irrécusable les oeuvres qu’il visitait. Au delà de la technique prodigieuse, des ressources d’un vibrato infiniment varié, de l’élégance du geste, de l’originalité du phrasé et de la pensée, de l’ardeur sauvage des accents, de la tendresse déchirante d’une sonorité reconnaissable entre toutes, de la pureté et de l’humanité qu’elle révèle, de la noblesse de l’homme qui ne s’est jamais démentie même pour ceux qui l’ont le plus fréquemment côtoyé, n’est-ce pas cela qui est présent à notre esprit lorsque nous parlons de Menuhin comme « du plus grand violoniste de notre temps » ?
Tout au long de son immense et toujours active carrière, réservée aujourd’hui à la direction d’orchestre, il n’est guère d’oeuvre du répertoire de violon – sonates, musique de chambre, pièces de virtuosité – que Menuhin n’ait enregistrées.
Les disques de la première époque – qui va de 1928 à la fin de la guerre et témoigne de son brûlant et précoce génie – je les ai tous et ils ont nourri ma passion. Mais de documents cinématographiques et sonores de cette même époque, il n’en existait, parait-il, pas. J’étais bien né trop tard et ne verrais jamais ce violon incandescent de la jeunesse. Jusqu’au jour où je découvris un document datant de 1943 et qui me fit remonter les quinze années qui me manquaient.
Pour peu que j’en trouve quelques autres de cette époque, et que je parvienne à faire le tour des archives télévisuelles concernant Menuhin (à partir du début des années 60, la matière semble inépuisable), voilà qui allait pouvoir fournir la substance d’un film rétrospectif dont je rêvais depuis des années. Il ne s’agissait évidemment pas de faire un doublon de ce que moi-même ou d’autres avaient déjà pu réaliser au cours des deux dernières décennies, ni de saisir Menuhin à un moment particulier de son existence. Il ne s’agirait pas non plus d’un hommage accompagné de témoignages admiratifs. Menuhin aurait seul la parole, et ce que sa modestie lui interdirait de dire, je le donnerais à voir par des procédés de nature purement cinématographiques. En somme, je donnerais à ce film la forme d’un album souvenir, et c’est Menuhin lui-même qui semblerait le feuilleter pour nous, chapitre après chapitre, de telle sorte qu’apparaissent finalement, quoique de façon nécessairement brève et elliptique, l’immensité et la confondante variété du champ couvert par ses activités de musicien et ses préoccupations d’homme.
Il n’est pas facile pour quelqu’un qui est toujours en pleine activité (la direction d’orchestre continue aujourd’hui à lui faire sillonner le monde) de s’adonner à l’exercice intense, doux et amer du regard en arrière. En totale connivence avec nous, Menuhin s’y est abandonné sans réserve, avec autant d’humour que de bouleversante humanité. Tout cela, je le crois, transparaît fortement dans le présent film qui porte aussi en lui la marque de mon infinie reconnaissance envers celui qui a donné une part de son sens à ma propre existence.
Voilà plus de vingt ans que je filme Menuhin; je ne m’en suis jamais lassé. »
Bruno Monsaingeon
Vies musicales
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