Édito

 

 

Pour ouvrir sereinement l’année 2025, quoi de plus cathartique qu’une sélection de DVDs sur le thème de l’échec de la famille nucléaire au cinéma. En effet : qu’est-ce que faire communauté et comment ? C’est une des nombreuses questions posées par Une île et une nuit, le superbe film réalisé par le collectif des Pirates des Lentillères, qui sera projeté au Videodrome 2 le 18 janvier 2025 (save the date). Si aux Quartiers libres des Lentillères on tente chaque jour de réfléchir à cette thématique (en témoignent les onze langues parlées dans le film, à l’image la réalité du terrain), c’est aussi pour s’éloigner d’un modèle qui, bien qu’ayant été largement imposé par les sociétés occidentales, s’effrite aujourd’hui et semble voué à l’échec. Longtemps idéalisé comme l’ultime objectif, synonyme de bonheur et de réussite sociale, ce modèle canonique vers lequel nous devrions supposément toustesx tendre constitue en réalité le terrain privilégié de la perpétuation de violences systémiques et intrafamiliales. Et puisque que son caractère aliénant le rend également toxique même pour les individus qui l’habitent, voici une sélection de dix films qui questionnent, bousculent, et brutalisent ce type de modèle familial dans une forme de Norman Rockwell’s nightmare

Le modèle de la cellule familiale traditionnelle occidentale -composé idéalement du patriarche, de la mère et des enfants, vivant dans un pavillon bordé d’un jardin et fermé par une clôture (comme dans Desperate Housewives, également disponible au vidéoclub)-, soulève de nombreuses thématiques multiplement traitées par les films sélectionnés ici. L’image canonique de la famille nucléaire est bien sûre celle du repas de famille, comme dans la célèbre peinture de Norman Rockwell précédemment évoqué et justement intitulée Freedom from Want (À l’abri du besoin, 1943), une iconographie qui revient dans approximativement tous les films de cette liste. Dans la réalité ou en fiction, ce type de scène se caractérise généralement par un silence pesant, ponctué ou non d’un small talk forcé comme dans Le septième continent (Michael Haneke, 1989), glaçant par son conformisme poussé à l’extrême. Classiquement, le repas de famille devient souvent un terrain d’affrontement intergénérationnel, où les parents, figures d’autorité inflexibles, se heurtent à une nouvelle génération qui rejette les contraintes imposées par des normes sociales rigides et oppressantes. Cela peut être dépeint sur un ton plutôt ironique comme dans Storytelling de Todd Solondz (2001) ou plus dramatiquement comme dans Family Life de Ken Loach (1971). Dans ce film, une vingtenaire hypersensible nommée Janice développe des troubles psychologiques réels après avoir subi les assauts répétés de ses parents puis du système psychiatrique pour la forcer à se conformer à leur définition de la normalité. L’action se déroule dans les années 70, époque où le thème du conflit générationnel prend une ampleur politique et sociale, à l’instar de Virgin Suicides (Sofia Coppola, 1999) dans lequel on suit une bande d’adolescentes évoluant comme Janice dans l’univers absolument claustrophobe d’une banlieue résidentielle américaine. À l’intérieur de ces frontières, tout espoir d’émancipation meurt face à la réalité d’une vie monotone et rigide, imprégnée de puritanisme.

Le confinement subi par les sœurs Lisbon rappelle également celui des adolescent.es de Canine (Yorgos Lanthimos, 2009) qui d’une certaine manière prend le contre-pied des deux films précédents, exacerbant le lien de corrélation entre éducation et dressage. Comme une sorte de réinterprétation du mythe de la caverne, ces adolescent.es sont complètement coupé.es du monde extérieur et obéissent à un ensemble de règles absurdes, allant jusqu’à changer le sens de certains mots. Ce conditionnement strict, notamment imposé par le père, vise à maintenir le reste de la famille dans un état de soumission totale et illustre la manière dont, au sein de l’institution familiale, les dynamiques de pouvoir patriarcales exercent leur emprise. Le foyer constitue ainsi le lieu où les violences sexistes et infantiles sont les plus fréquentes, tout en étant également un des principaux espaces d’oppression pour les personnes LGBTQIA+. Le thème des abus de pouvoir patriarcaux, qui inclut le père homophobe et autoritaire, revient dans Storytelling, mais surtout dans C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée (2005), où l’on suit les processus de tentative de refoulement (puis d’acceptation) de son homosexualité par un adolescent sous l’effet de la pression sociale et familiale. Ce sujet est également central dans Festen de Thomas Vinterberg (1998), où l’unité familiale se fissure lors d’un dîner d’anniversaire, après la révélation d’un inceste longtemps dissimulé, et apparaît également dans Canine et Fire Walk with Me de David Lynch (1992) sur lequel on reviendra. Enfin, dans Sitcom de François Ozon (1998), on suit l’implosion d’une famille bourgeoise française dont le père rêve inconsciemment de tuer toute sa famille.

Cet état de fait apparaît comme un paradoxe entre un modèle supposément garant des bonnes mœurs et de la moralité, et les violences psychologiques et physiques réellement perpétrées en son sein. En plus d’encourager la mise sous silence de ce genre de pratique, l’esthétique traditionaliste qui sous-tend le modèle de la famille nucléaire le présente comme un idéal universel et intemporel, alors qu’il a en réalité été construit et se maintient au détriment d’autres groupes sociaux, spoiler alert : les minorités de genre, de classe et de race. On retrouve ce sujet dans Storytelling, précédemment évoqué, un film de Todd Solondz en deux parties, Fiction et Non-fiction. La seconde suit un documentariste râté qui tente de capturer les moments de vie d’une famille traditionnelle américaine mais en manquant tous les moments importants qui pourraient effectivement faire sujet, notamment les conversations entre le cadet de la fratrie et leur femme de ménage qui illustrent sarcastiquement mais justement les notions de violence symbolique et déterminisme social. Cette mise en lumière des inégalités structurelles dont dépend le modèle familial nucléaire ne peut que rappeler Parasite (Bong Joon-ho, 2019). Dans ce film, la famille Kim parvient progressivement à s’infiltrer dans la demeure bourgeoise des Park en se faisant passer pour des employés qualifiés : une ascension sociale trompeuse qui aboutit à une tragique confrontation. Enfin, dans Sitcom, l’ordre établi est renversé par l’arrivée d’un rat, ramené par le père au domicile familial, qui vient bousculer les relations de pouvoir et les rôles sociaux. Traitée avec condescendance et racisme, Maria et Abdu, la bonne et son compagnon, finissent respectivement par prendre le contrôle de la maison et dépuceler le fils de la famille. Ainsi, à l’image du modèle capitaliste de laquelle elle est issue, la condition d’existence de la famille nucléaire est celle de l’accaparement des ressources, des terres comme de la force de travail des minorités, afin de produire continuellement de nouveauxelles travailleureuses afin de maintenir éternellement le statu quo bourgeois et donc la société de classe, la suprématie blanche et le patriarcat.

La question de la servitude au capitalisme et de l’aliénation qui en découle est essentiellement abordée dans Le Septième Continent (basée sur une histoire vraie) qui décrit la descente aux enfers d’une famille autrichienne et dans lequel la stérilité de leur existence monotone est magnifiquement rendue par la répétition de plans interminables de supermarchés et de lavomatiques. Dans ce film comme dans Canine, les séquences montrant les deux pères de famille au travail dépeignent une image canonique de ce qui fait la définition de la normalité dans le vocabulaire commun : deux ingénieurs/cadres supérieurs dans des usines quelconques, montrées en successions de plans fixes pour accentuer l’effet. Si l’histoire racontée dans Le Septième Continent est plutôt celle d’une spirale d’auto-destruction, alors que dans Canine il s’agit de la présentation d’une situation de conditionnement et de répression extrême, on retrouve dans chacun de ces films un contraste absolu entre la banalité de leur vie publique et l’effrayante malsanité de leur vie privée. Cette opposition entre vie publique et privée peut s’entendre comme la représentation de la dichotomie entre le bien et le mal, et constitue également le sujet central de plusieurs séries cultes, dont Desperate Housewives (Marc Cherry, 2004 – 2012), précédemment évoqué, mais aussi Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch (1990 – 2017, également disponible au vidéoclub). Dans cette dernière, l’arrivée du FBI pour enquêter sur le meurtre de la jeune Laura Palmer dans la petite ville de Twin Peaks, va faire exploser la façade de normalité et d’harmonie qui la caractérisait auparavant. Dans la série de Marc Cherry comme dans celle de Lynch et Frost, nous sommes plongé.es au cœur des secrets et des non-dits qui régissent les relations au sein de ces communautés viciées.

Si elle peut se définir par une forme d’entraide, la notion de communauté au sein de ces espaces implique également une surveillance et un contrôle mutuel à l’origine d’une forte pression sociale. Ces mécanismes ont pour but de garantir le respect et donc la survie de certains comportements et pratiques, tout en dissimulant d’autres, en fonction de ce qui est considéré acceptable pour préserver l’image de moralité de la communauté et maintenir l’ordre établi. La préservation de ce dernier, comme l’a expliqué Judith Butler à propos du genre, passe également par la répétition continue de ces comportements et pratiques qui deviennent une forme de performance composant et reproduisant constamment les normes sociales, mais sans jamais se stabiliser de manière définitive, ce qui permet une certaine marge de transformation. Cette possibilité de subversion se traduit dans quelques films de cette sélection par l’utilisation du registre de l’absurde comme dans Canine, où les conditions de vie extrême de cette famille donnent lieu à des situations parfois cocasses en plus d’être extrêmement malsaine (on pense notamment au dîner d’anniversaire du père). Dans Storytelling (Non-fiction) et dans Sitcom, les personnages sont présentés de manière caricaturale, ironique et grotesque. Chez Ozon particulièrement, orgies, vagues de sang et apparition de rat géant : les protagonistes de Sitcom révèlent les déviances de leurs fantasmes inconscients au contact du rongeur, faisant ainsi sauter pas mal de tabous de la cellule familiale normative. Dans Twin Peaks, la série comme le film (Fire Walk with Me, un préquel au show exposant les sept derniers jours de Laura Palmer), c’est toute la communauté qui est mise à mal par la révélation de la perversité de ses habitant.es. Cette perversité est métaphorisée chez Lynch par l’absurde, lui-même retranscrit par tout un tas de procédés divers tel que l’élaboration d’une atmosphère étrange et inquiétante, les comportements insensés et apparitions surréalistes de certains personnages, l’incursion de l’irrationnel à travers des spectres, des univers parallèles, etc. Tous ces éléments viennent ronger le vernis de la normalité dans un symbolisme hermétique paradoxalement au service d’une volonté de transparence et d’explicite sur ce qui est malhonnêtement dissimulé, ici le vice. Ainsi, de la même manière que Butler considère le procédé de l’exagération par le drag comme un lieu de transgression à l’ordre patriarcal, l’utilisation du procédé de l’absurde dans ces films apparaît comme une réponse cathartique au puritanisme hypocrite qu’ils critiquent.

Élise

La sélection DVD de janvier 2025



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