Édito
Cette sélection de DVDs devait à l’origine porter sur les teen-movies, en écho à la programmation cinéma du 19 au 22 février, mais entre-temps David Lynch est mort. Et puisque le vidéoclub est riche de plusieurs de ses films ainsi que des trois saisons de Twin Peaks, elle sera donc un hommage à son cinéma, et les teen-movies attendront le mois prochain. Je vais donc faire comme tous les médias et les cinémas d’art et d’essai du monde en ce moment et proposer une rétrospective non-exhaustive de sa production cinématographique, même si en réalité son œuvre est bien plus vaste et touche à de nombreux autres domaines artistiques. De son vivant, David Lynch devait sans doute être ce pote un peu chiant qui excelle dans absolument tout ce qu’il touche, puisqu’au-delà de ses talents de réalisateur, il était également peintre, producteur, musicien, acteur, architecte d’intérieur, auteur de bandes-dessinées, et il présentait aussi la météo de Los Angeles sur Youtube. L’esthétique qu’il a développé via l’exploration de ces différents supports a influencé à juste titre plusieurs générations d’artistes issu·es de toutes les variétés possibles de médiums. Par exemple, Billy Ray Cyrus déclarait au magazine GQ en 2011 que « Sans David Lynch, Miley n’aurait jamais été Hannah Montana ». Alors, oui, je le concède, il parlait d’opportunités professionnelles, -sous-entendant que sa rencontre avec le réalisateur a permis, par effet boule de neige, de lancer la carrière de sa fille-, mais en vrai… Hannah Montana en entité lynchéenne : juste ayez la vision, lui l’aurait eu.
Aussi culte qu’insaisissable, son cinéma peut néanmoins provoquer la construction d’une forme de barrière psychologique de par l’aura de complexité et d’étrangeté qui s’en dégage. Cette impression d’inaccessibilité est aussi légitime qu’elle est dommage, car personne ne devrait se penser en incapacité d’apprécier quelque œuvre d’art que ce soit. Concernant David Lynch, il détestait de toute façon qu’on lui demande la signification de ses films, pour la simple et bonne raison qu’il considérait que tout ne devrait pas, à tout prix et tout le temps, être expliqué ou rationalisé. Comme le rapportait le Los Angeles Times en 1989, sa vision de l’art semble devoir être en capacité de refléter sa conception de la vie, dans toute sa dimension triviale, complexe et absurde :
“You may say that people look for meaning in everything, but they don’t. They’ve got life going on around them, but they don’t look for meaning there. They look for meaning when they go to a movie. I don’t know why people expect art to make sense when they accept the fact that life doesn’t make sense.”
Par l’utilisation de narrations déconstruites et autres apparitions surréalistes, il nous refuse une compréhension immédiate et tente de nous pousser vers une acceptation de l’incertitude, valorisant alors l’expérience sensorielle des atmosphères oniriques et étranges qu’il crée avec ses équipes – grâce, entre autres, à une photographie impeccable et des bande-son envoûtantes. L’invitation à se laisser porter par les sensations procurées par le film ne fait pas du spectateur une entité passive, bien au contraire. Cette part de mystère et d’inconnu, inhérente à son œuvre, est construite comme une énigme à déchiffrer, régie par un système symbolique ésotérique -lui-même constitué de différents motifs récurrents à l’ensemble de son travail, tels que la rose bleue, les rideaux rouges, le feu, etc. Avec ces éléments, il tisse une toile connectée entre toutes ses productions audiovisuelles et interroge notre place en tant que spectateur.ice. On devient alors détective dans les dédales de son labyrinthe iconographique ; à la fois à l’échelle d’un film pris isolément (ou d’un épisode de Twin Peaks), mais aussi à celle de l’ensemble de sa filmographie. Il brise le quatrième mur en érigeant le.a spectateur.ice en véritable historien.ne d’art (et oui, il a fait les Beaux-Arts), qui tente au fil des visionnages de repérer les patterns, de les comprendre et de construire des théories sur les potentielles significations de ce réseau de symboles ; question à laquelle, -on l’a vu- il ne souhaite pas répondre, afin aussi de laisser le plus de place possible à l’interprétation personnelle.
Ces deux manières de percevoir l’œuvre de Lynch peuvent paraître contradictoires au premier abord, mais au fond, peu importe de savoir si son art est cérébral ou sensoriel/intuitif ; même si on ne peut s’empêcher de se demander ce qui a bien pu traverser l’esprit de cette personne lorsqu’il a décidé de filmer mes paralysies du sommeil. La dualité inhérente à ce terrifiant phénomène rappelle en effet l’expérience contradictoire que constitue le visionnage des films de Lynch. Le contenu des hallucinations visuelles, auditives ou sensorielle provoquées par l’état duel de conscience de l’esprit et la paralysie physique, rappelle l’étrangeté de l’atmosphère qui règne dans les univers lynchéen, provoquant la même sensation d’un monde in between, où la frontière entre rêve et réalité devient floue, oscillant entre la terreur et une inquiétante neutralité.
Cette ambiance sombre et bizarre est souvent interprétée comme l’expression des vices cachés de l’Amérique. Elle retranscrit tant les parts d’ombre des communautés de White Anglo-Saxons Protestants qui peuplent les petites bourgades anonymes et puritaines des États-Unis (comme dans Twin Peaks), que celles dissimulées derrière le glamour du star-system hollywoodien (comme dans Mulholland Drive ou Inland Empire). Lynch interroge aussi bien le masque d’innocence de l’American Way of Life,- l’hypocrisie de son rôle de garant de la vertue, alors que dans les faits, il dissimule les perversités les plus immorales -, que les dessous lugubres de l’American Dream, incarné ici par l’industrie du cinéma et ses promesses de célébrité, de richesse et de reconnaissance. Ainsi, autant dans le fond que dans la forme, le cinéma de Lynch explore les oppositions binaires, les tensions entre façade et réalité, entre pureté et corruption. À l’image des paralysies du sommeil, où l’apparente tranquillité du corps cache l’horreur d’un esprit pris entre deux mondes, son œuvre met en lumière cette friction entre l’image idéalisée de l’Amérique et ses ténèbres, oscillant entre promesses de gloire et réalités sordides, innocence et perversion.