Édito
Pour rester dans l’ambiance de la vingt-cinquième édition du carnaval militant de la Plaine, le vidéoclub vous propose ce mois-ci une sélection de DVDs autour du thème qui l’accompagnait cette année : les data centers et l’Intelligence Artificielle. En effet, malgré les impacts anti-sociaux et écocidaires évidents liés à l’expansion des aménagements numériques de type data center et réseaux sous-marins de fibre optique, la ville de Marseille s’enorgueillit d’être le 6e hub digital mondial. Heureuse abritante de dix-huit câbles sous-marins intercontinentaux et d’une douzaine de centre de données, elle laisse ainsi la mainmise sur les territoires et ressources en eaux aux entreprises du GAFAM et à d’autres. Par ailleurs, en 2025, à Gèze, devrait sortir de terre un méga campus du numérique ayant pour objectif de former les futur·es ingénieur·es du technocapitalisme à mettre leur ingéniosité au service de la construction d’un dix-neuvième câble sous-marin et d’un énième data center, afin de peut-être accéder à la 5e ou même à la 4e position de hub numérique mondiale dans le but de [error 404].
L’implantation de ces infrastructures partout sur les territoires permet notamment le bon fonctionnement des programmes d’Intelligence Artificielle, enjeu technologique communément considéré comme la révolution qui a fait entrer le XXIe siècle dans une nouvelle ère du capitalisme : le capitalisme cognitif. Le chercheur Yann Moulier-Boutang, à l’origine de sa conceptualisation, le définit comme un capitalisme de la connaissance où l’activité cérébrale serait l’équivalent de la force de travail d’antan. Selon ce modèle, les données numériques personnelles font office de valeur marchande et leur collecte fonctionne selon une alliance non consentie et frauduleuse entre l’activité digitale humaine et son traitement par le big data et les IA. L’exploitation des connaissances humaines et leur marchandisation correspond à la fois à un travail invisible que nous fournissons gracieusement à diverses entreprises, mais également à une forme de surveillance étroite de nos des faits et gestes à des fins d’administration et de contrôle algorithmique des populations, -chouette. Dans ce cadre, la peur de voir les récits les plus classiques de la science-fiction devenir des prophéties ne peut être que légitime. D’ailleurs, la plupart des films cités dans cette liste se déroule dans une temporalité plus ou moins proche de 2025 : Blade Runner en 2019, Ghost in the Shell en 2029 et Metropolis c’est l’année prochaine, en 2026. À propos de Metropolis, difficile de voir de la science-fiction dans un film qui parle littéralement de la domination sociale d’une élite sur des classes inférieures par l’utilisation de machines comme instrument de pouvoir. De même, si l’histoire de Minority Report est censée se dérouler à la fin du XXIe siècle, l’adaptation bancale du roman de Philip K. Dick par Spielberg décrit bel et bien une réalité imminente. En effet, des structures telles que l’université de Chicago et l’Institut de technologie électronique de Moscou (MIET) sont parvenues à développer un algorithme de prédiction de crimes avant qu’ils ne se produisent. Autre adaptation de Philip K. Dick, A Scanner Darkly par Richard Linklater décrit lui, en toile de fond, un état policier qui utilise des technologies de surveillance avancées pour brouiller la réalité et la perception de l’identité.
La saga Matrix des sœurs Wachowski est également une dystopie dans laquelle la technologie est synonyme de contrôle des populations humaines et de surveillance de masse, mais dans ce cas, l’initiative part des machines elles-mêmes et non de leurs créateur·ices originel·les. En effet, l’accroissement des performances intellectuelles des IA grâce au deep learning leur permet de corriger elles-mêmes leur biais et donc de s’autonomiser au point d’imprégner progressivement de nombreux pores de la société et d’occuper régulièrement des rôles décisionnels ou d’assistance à la décision dans des secteurs aussi variés que l’armement, la finance, la santé, les transports, l’industrie manufacturière, l’art, etc. Cette nouvelle réalité réactive ainsi la crainte humaine millénaire de voir la créature échapper au contrôle de son/sa concepteur·ice, comme c’est le cas dans les anciens mythes de Pygmalion et des Golems, ou de Frankenstein et de Pinocchio. Cette autonomisation ou automation se transforme souvent, dans le cadre de la fiction, en une volonté de tuer le père en rejetant l’autorité et la hiérarchie imposées par les humain·es aux machines, comme dans Tron et dans Summer Wars où des programmes informatiques cherchent à dominer des mondes virtuels en rejetant toute forme de contrôle humain. La technologie vue comme une menace destructrice voire mortelle pour l’espèce humaine est bien sur un sujet récurrent de la science-fiction, comme dans Matrix où les machines utilisent les humain·es comme des batteries vivantes nécessaires à leur propre subsistance, et dans 2001, L’odyssée de l’espace où l’IA HAL 9000 se rebelle contre l’équipage du vaisseau spatial.
La question de l’agentivité des machines est bien sûr au cœur des débats, et l’anticipation de cette potentielle réalité soulève des questions philosophiques intemporelles sur l’essence de la nature humaine et l’existence de critères immuables et fondamentaux, comme la conscience réflexive ou la subjectivité, qui définirait ce qu’est l’être humain. On retrouve l’écho de cette réflexion dans l’adaptation cinématographique de H2G2 : Le Guide du voyageur galactique par Garth Jennings à travers le personnage de Marvin, un robot paranoïaque et dépressif, souffrant d’un profond sentiment d’ennui existentiel, ou dans Blade Runner avec les réplicants, des humanoïdes qui se battent pour faire valoir leur droit de jouir de leur conscience humaine. La transposition de qualités associées traditionnellement à l’humain sur des machines pose la question de notre hybridation anthropotechnologique, comme dans Her de Spike Jonze, où le protagoniste développe des sentiments pour le système d’exploitation qu’il utilise. Une prise en compte aussi intime de la technique nous oblige à repenser nos corps et nos identités comme composites, dans une perspective allégoriquement et matériellement cyborguienne (cf. Donna Haraway). Image anthropotechnologique par excellence, le cyborg est une actualisation de la chimère mythologique, démocratisée par les récits de sci-fi du XXe siècle. Synthèse de vivant et d’artificiel par l’unification des termes « cybernétique » (cyb-) et « organique » (-org), il constitue le symbole ultime de la fusion entre l’humain·e et la machine, entre le biologique et la mécanique. La porosité des frontières entre les règnes est souvent dépeinte par le cinéma de David Cronenberg, dont un des thèmes récurrents est la métamorphose du corps humain au contact de la technique, et la transplantation du mécanique dans l’organique, notamment dans eXistenZ (1999) et Videodrome (1983) (également disponible au vidéoclub). Et comment parler de cyborgs sans évoquer Ghost in the Shell (1995) et le personnage entièrement cybernétisé de Motoko Kusanagi, qui explore justement les limites de cette fusion. Comme dans les films de Cronenberg, le cas de cette protagoniste interroge la conception de la technique comme un simple intermédiaire d’action substituant aux organes dont l’évolution ne nous a pas doté, car elle interfère ici avec les corps et les esprits du personnage d’une manière si intime qu’elle perturbe sa perception de la réalité et de sa propre identité. Donc, si la réalité matérielle derrière le développement fulgurant des IA repose sur un système d’exploitation coloniale des humain·es et du vivant et sur un monopole exercé par un petit nombre d’entreprises dans une logique de contrôle social et politique ; il constitue dans le même temps une porte d’entrée philosophique vers la déconstruction de l’anthropocentrisme et du dogme de l’exceptionnalisme humain, comme dans Wall-E (également disponible au vidéoclub).