Comment construire une programmation autour d’un acteur ? La problématique posée par la volonté de mettre en avant le talent de Jim Carrey fut la suivante : faut-il nécessairement montrer les meilleurs films d’une carrière pour se focaliser sur le talent d’un acteur ? Nous avons pris le parti d’y répondre par la négative, tant il nous semble que dans ce cas précis plus que pour aucun autre, sa présence et l’éclat de ses performances suffisent pleinement à justifier de voir ou revoir des films par certains aspects discutables ou médiocres, aux côtés de ceux que l’on tient pour réussis.

Lors de ce mini-cycle de trois jours, du vendredi 21 au dimanche 23 juillet 2017, on s’attardera uniquement sur des matériaux issus des années 90, la décennie qui a vu l’ex-comédien de stand-up qui tenait des Xème rôles (chez Coppola, ou aux côtés de Clint Eastwood, tout de même) devenir la star internationale qu’il est aujourd’hui. Nous accompagnerons les films par deux fois d’extraits de sketches télévisuels (In living colors) et de one man show où l’acteur se produit seul sur scène (dans l’excellent Unnatural act, sous-titré pour l’occasion).

Découvert en France en 1994 avec The mask, Ace Ventura, puis Dumb and Dumber, il était d’abord perçu comme acteur de films pour enfants, cantonné à un humour infantilisant à l’extrême, flirtant avec la scatologie. Mais l’imitation, la moquerie, l’exagération infantile des traits est aussi, au regard de la suite de la carrière qu’on lui connaît, un miroir déformant renvoyant aux productions débilisantes de l’industrie cinématographique de l’époque leur reflet boursouflé et amplifié.

Avec The cable guy, son style s’aiguise, et l’incarnation d’un homme-cinéma devient de plus en plus palpable. L’évolution cauchemardesque de son personnage, dans cette comédie qui tourne à la satire inquiétante, fait de plus en plus transparaître l’agglomérat de références constituant son jeu, renvoyant à l’histoire du cinéma et de la télévision populaire. « Jim Carrey a inventé un personnage entièrement façonné par les logos, signaux et réflexes du divertissement de masse depuis un siècle. […] Le corps de Jim Carrey semble avoir absorbé toute une sous-culture ambiante qu’il vomit ensuite sous la forme de borborygmes parodiques et obscènes. C’est la dérision d’un monde dominé par les lois de l’entertainment. », écrivait Jean-François Rauger dans un article consacré à l’acteur.

La valeur citationnelle du jeu de Carrey est multiple : l’utilisation démentielle de son corps nous renvoie au cinéma burlesque, aux grandes heures de la comédie slapstick ou aux minstrel shows du XIXe, les mutations de sa voix réactivent nos souvenirs des personnages des cartoons – comment ne pas penser au chat Sylvestre ou à Roger Rabbit pour le zozotement de Chip dans Disjoncté ? – et les visages des acteurs les plus familiers s’impriment sur son propre visage lors de contorsions époustouflantes, imitations qui ont d’ailleurs lancé sa carrière dès la fin des 70’s.

Mais la force de Jim Carrey va au-delà de la citation directe, il se pose également comme acteur-auteur, comme grand ordonnateur de ses propres personnages, soit en sortant épisodiquement de ses rôles au sein-même des spectacles ou fictions pour parler en son nom, soit en écrivant et modifiant les scénarios et personnages. Il ne fût crédité comme co-scénariste qu’au générique de Ace Ventura premier du nom, mais les documents autour des films confirment qu’il impose souvent la réécriture des scènes, ou que ses incessantes improvisations sur les tournages donnent lieu à l’émergence d’éléments conservés dans les versions finales. Comme si ce statut ambigu entre la personne et celui qu’il incarne à l’écran ne suffisait pas, ses rôles ont souvent été doubles ; schizophrénie ou cohabitation dans un même corps dans The mask et Fous d’Irène, manipulateur ou usurpateur professionnel dans I love you Phillip Morris, Menteur, menteur, Braqueurs amateurs

L’effacement des frontières entre le Jim réel et le Jim cinématographique aboutira logiquement à la fin de la décennie, lorsqu’il interprétera dans The Truman show un homme dont la vie toute entière n’est qu’une mise en scène dont il est dupe, puis avec l’excellent Man on the moon où l’imbrication relèvera du mille-feuilles : il y joue Andy Kaufman, célèbre acteur de stand-up américain, qui imite Elvis Presley. Est-ce Jim Carrey s’imitant lui-même lors de l’un de ses tours les mieux connus, ou bien imite-t-il son héros Kaufman imitant le King ?

« – Comment va la vie Jim ?
– Tu sais c’est tellement magnifique, surtout quand j’en suis absent.
– Pourquoi ? Tu te sens séparé du reste du monde ?
– Non, en fait c’est plutôt l’inverse. Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit, Jim Carrey est un excellent personnage, et j’ai eu de la chance d’avoir le rôle. »
(conversation entre J. Carrey et J. Kimmel, 2017, sur le plateau du Jimmy Kimmel Live)

« Le monde entier est une scène, et les hommes et les femmes des acteurs »
(William Shakespeare, 1603, As you like it)


Man on the moon

Miloš Forman – 1999, USA, 1h57, VOstFR

Man on the moon retrace la vie d’Andy Kaufman, comique et artiste de performance américain célèbre dans les années 70.

« C’est l’un des meilleurs films de Milos Forman, qui à travers la vie et la brève carrière du comique Andy Kaufman critique de l’intérieur la société du spectacle, son grand sujet, et dresse le portrait d’un artiste anticonformiste, énigmatique et surdoué, qui finira par payer ses excès et son irrespect envers le système et le milieu du show business. […]

Peu connu en France et en Europe avant la sortie du biopic de Forman, Andy Kaufman (1949-1984) était un acteur new-yorkais dont les spectacles de stand up firent sensation avant qu’il n’accède à la célébrité grâce à un rôle récurrent dans une sitcom très populaire à la télévision à la fin des années 70, Taxi. Cette série créée par James L. Brooks était également interprétée par Danny DeVito et Christopher Lloyd qu’on retrouve au générique de Man on the Moon (Lloyd jouant son propre rôle vingt ans plus tard et DeVito celui de George Shapiro, l’agent et ami de Kaufman.)

Mais Andy Kaufman n’était pas un comique comme les autres. D’ailleurs il réfutait cette appellation et ses numéros sur scène se rapprochaient davantage de la performance ou du happening situationniste, remettant sans cesse en question la place du spectateur et repoussant les limites de la représentation et de l’illusion théâtrale. Son sens de l’humour était marqué par un goût de l’absurde et la volonté de déstabiliser, voire de choquer le public, avec des provocations énormes à une époque où l’on ne parlait pas encore de « politiquement incorrect. » Kaufman était aussi fameux pour inventer des personnages qu’il incarnait dans des sketches mais aussi des apparitions publiques, semant la confusion sur leur identité véritable. C’était particulièrement le cas de Tony Clifton, caricature du crooner de piano-bar bedonnant, vulgaire et détestable qui finit par acquérir une véritable autonomie par rapport à son créateur, d’autant plus que Kaufman n’était pas le seul acteur à se mettre dans la peau de Clifton. Tony Clifton est la grande attraction du film de Forman – parmi d’autres moments et dialogues d’anthologie, lui offrant ses séquences les plus hilarantes, et permettant à un Jim Carrey méconnaissable une performance plus grande que nature.

Il faut dire que Jim Carrey est absolument génial dans le rôle d’Andy Kaufman, s’emparant d’un personnage réel pour délivrer une création unique et originale. Jim Carrey, véritable effet spécial humain avait lui aussi débuté sa carrière dans les spectacles de stand up et « l’homme au visage de caoutchouc » comme on l’appelait à l’époque s’était fait remarquer pour ses imitations d’acteurs hollywoodiens. Lorsqu’il reprend le fameux spectacle de Kaufman imitant Elvis Presley, Carrey nous offre une mise en abyme vertigineuse dans laquelle ses propres prouesses transformistes s’avèrent encore plus impressionnantes que celles de son modèle. Jim Carrey est également magnifique et émouvant dans des scènes plus intimistes nous faisant regretter que cet acteur n’ait pas trouvé suffisamment de rôles – dramatiques ou pas – à la (dé)mesure de son talent. » Olivier Père.

« Andy Kaufman est un amuseur qui interloqua les téléspectateurs américains entre 1975 et 1983, par ses excès et son style atypique. La frontière introuvable qui sépare l’ironie de la candeur, le premier degré du second, l’humour décalé et la ringardise, la naïveté et la manipulation est donc au cœur du film de Forman. Jim Carrey y fait rentrer son personnage dans une catégorie incertaine. Après avoir absorbé puis restitué tous les spectacles du monde, il incarne un individu qui pratique la destruction du spectacle lui-même, l’irruption du réel dans la fiction, l’aléatoire dans la programmation, l’actualisation dans la mise en scène, le retour de l’évènement dans un monde qui travaillait à le supprimer grâce à ses industries de l’imaginaire. Andy Kaufman retourne le personnage de Jim Carrey : il tente de parvenir à la suppression totale du spectacle, et le prolonge dans le geste de son abolition. » Jean-François Rauger


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