Film tourné en 1967, à la veille de mai 68, il documente l’histoire en train de se faire. C’est la jeunesse qui tient ici le premier rôle, des jeunes qui expérimentent et défendent de nouvelles aspirations mais qui portent en eux-mêmes les contradictions annonçant les échecs du mouvement.


La chinoise
de Jean-Luc Godard – 1967, France, 1h36, copie 35mm

Cinq jeunes gens passent leurs vacances d’été dans un appartement qu’on leur a prêté. Véronique est étudiante en philosophie à l’université de Nanterre. Son compagnon, Guillaume, est acteur. Kirilov est peintre et vient d’URSS. Yvonne est paysanne. Henri est scientifique et proche du Parti communiste français – ses camarades le surnomment communément « révisionniste ». Deux personnages jouent leur propre rôle : Omar Blondin Diop (camarade de l’université qui intervient dans l’un des cours donnés à l’appartement) et Francis Jeanson. Ensemble, ils essaient de vivre en appliquant les principes de Mao Zedong. Leurs journées sont une succession de cours et de débats sur le marxisme-léninisme et la Révolution culturelle. Véronique projette d’assassiner un dignitaire soviétique de passage à Paris.

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Extrait de l’analyse d’Arnaud Hée sur Critikat :

« En 1967, Jean-Luc Godard, 37 ans, a rencontré une jeune femme deux fois moins âgée que lui : Anne Wiazemsky, petite-fille de François Mauriac, tout juste bachelière. Cette indigène de l’Ouest parisien entame des études de philosophie dans l’explosive université de Nanterre. Ce grand ensemble du savoir côtoie les grands ensembles d’habitations ouvrières et autres bidonvilles. On le sait, ici fermente ce qui deviendra Mai 68. Un an auparavant, agitation et contestation sont déjà constantes, animées principalement par deux groupes gauchistes : les anarchistes, dont Daniel Cohn-Bendit est déjà un des meneurs, et les marxistes-léninistes – c’est ainsi que se font appeler les pro-chinois, maoïstes rejetant le communisme soviétique, dénonçant son révisionnisme. Ce lieu et ce milieu que découvre Godard deviennent rapidement un objet de fascination : il les fréquente, accompagnant régulièrement Anne Wiazemsky à la faculté en automobile. Cet endroit périphérique, où étudiants et milieux populaires se croisent, est en quelque sorte le prolongement logique de deux films-enquêtes – que l’on désigne souvent par « veine sociologique » – que vient de signer le cinéaste, témoignant de ce goût du présent : Masculin féminin (avec cet intertitre célèbre et percutant : « les enfants de Marx et de Coca-cola ») et Deux ou trois choses que je sais d’elle. Deux films nés suite à la lecture d’articles de presse, le second plus encore, puisque le générique crédite Godard au scénario, d’après le reportage de Catherine Vimenet, « La Prostitution dans les grands ensembles »[1].

Pour La Chinoise, « l’enquête » incombe à Anne Wiazemsky elle-même, à qui le cinéaste demande de fournir une sorte de rapport sur la vie universitaire à Nanterre. Si elle fréquente davantage les anarchistes, Godard se penche finalement sur les maoïstes. En grand rhétoricien et dialecticien, son projet initial fut de mettre en présence et de faire dialoguer les trois « familles » gauchistes : anarchistes, pro-chinois et pro-soviétiques. Ce qui fut impossible, les uns passant aux yeux des autres pour des réactionnaires, des révisionnistes, des capitulards, des fascistes.

Ces mots de Véronique (Anne Wiazemsky) viennent clore le film : « c’est de la fiction, mais ça m’a rapproché du réel », puis elle annonce « les timides premiers pas d’une très longue marche, tout le contraire d’un grand bond en avant ». Il peut sembler saugrenu, dans un film si déconstruit, multipliant les effets de distanciation, de souligner sa dimension documentaire, sa très grande prise avec le réel. S’il ne s’agit pas encore de faire politiquement du cinéma politique, comme ce sera le cas avec le groupe Dziga Vertov, La Chinoise pousse cependant plus loin qu’auparavant l’adage selon lequel chaque film est le documentaire de son tournage ; le premier intertitre étant : « un film en train de se faire. » Lorsque sur un tableau noir de grands noms de la culture sont effacés un à un par Guillaume, il finit par n’en rester plus qu’un, au centre : Brecht. Cette distanciation brechtienne parcourt l’ensemble du métrage : le renversement du dispositif de filmage dévoilant Raoul Coutard derrière sa caméra, le rythme déjà déconstruit d’un récit entrecoupé d’entretiens parfois frontaux avec chacun des protagonistes, où l’on reconnaît hors champ, en sourdine et étouffée, la voix de Godard, en position d’interviewer.

(…)

C’est enfoncer une porte ouverte que de déclarer que Godard annonce le soulèvement de Mai 68, ce qui est vrai, mais ce serait réduire La Chinoise au simple constat d’une fracture générationnelle déjà largement consommée et de l’odieux système d’une université française sclérosée, au bord de l’explosion. Pour qui fut en contact avec le milieu universitaire de Nanterre en 1967, ce n’est sans doute pas une immense opération intellectuelle que d’imaginer que les digues sont prêtes à rompre. Ce qui est plus intrigant et impressionnant concernant ce film et Godard lui-même – qui s’apprête pourtant à se jeter dans la bataille avec l’aventure gauchiste du groupe Dziga Vertov – c’est l’aspect extrêmement déceptif et désillusionné, mais non moqueur ou narquois, du regard posé sur ces jeunes révolutionnaires. La Chinoise porterait ainsi l’émergence de l’agitation gauchiste préalable aux événements de Mai 68, mais surtout la gueule de bois postérieure à ce mouvement. Cette désillusion gauchiste passe par les mots et les situations. Les protagonistes portent des contradictions entre leurs agissements et leur être. Yvonne, fille de la campagne un peu simplette, ne comprend guère le jargon dialecticien que l’on déclame en ce lieu ; si elle n’est pas isolée du groupe, elle se trouve parfois cantonnée à des travaux subalternes, comme faire la cuisine ou servir le thé. Cette cuisine est globalement davantage fréquentée par la gente féminine. Le soir venu, Véronique et Guillaume conversent régulièrement, confortablement installés dans des fauteuils en velours, buvant le café dans un service en porcelaine tout ce qu’il y a de plus bourgeois. Dans cet appartement, les habitus des uns et des autres ainsi que la stratigraphie sociale ressurgissent cruellement ; l’utopie égalitariste au sein de cette commune populaire miniature est des plus fragiles. »

Lire l’article en entier sur Critikat


 

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