Édito
Ce temps de programmation interrogera le rapport documentaire que nous entretenons avec notre propre intimité en convoquant des auteurs·trices qui ont questionné la mise en scène de soi et la notion d’intime dans le rapport filmeur / filmé.
« Dans Les glaneurs et la glaneuse, Agnès Varda découvre, avec un étonnement presque enfantin, que sa toute nouvelle petite caméra numérique lui permet de filmer ses propres mains comme jamais auparavant. Elle filme ses mains, des mains de géantes qui attrapent des camions, des mains attendries par la découverte d’une patate en forme de cœur, des mains de vieille dame joueuse et espiègle. Elle a l’air de filmer les autres mais ses mains tachées la trahissent. C’est un jeu de miroir. Un cache-cache. Quelque chose d’à la fois sérieux et futile. Comme quand on joue, enfant. Parfois nos vies sont des puzzles. Des puzzles avec des pièces déformées qui s’emboîtent mal. Parfois il manque carrément des pièces. La mémoire met en jeu un grand nombre de structures cérébrales. Le stockage et le codage de l’information fait intervenir tout un circuit anatomique. Les informations à mémoriser sont transformées par nos cellules nerveuses en signaux électriques qui se propagent le long de leurs membranes, d’une cellule à l’autre, par l’intermédiaire des synapses et des neuromédiateurs. Et quand l’information circule c’est une feux d’artifice d’impulsion qui se propage dans notre cerveau. D’y penser ça m’épuise.
Moi, j’ai autorisé les GAFAs à stocker mes données. Quel bazar ça doit être la Silicon Valley ! De mes plus banales conversations à la moindre photo de mon chat, ma vie transformée en bits par des logiciels, se propagent le long de réseaux via des protocoles de transfert de données jusqu’à de gigantesque datacenters sur-réfrigérés. À l’intérieur de ces lieux de mémoire, grand et froid comme une cathédrale capitaliste qui ferait peu cas du réchauffement climatique, qu’est qu’on entrepose ? Un montage automatique généré par un logiciel de stockage de photos ? De ce qu’on laisse sur un Drive, sur des bandes magnétiques, sur des clefs USB ou des disques durs externes, on en fait quoi ? On les laisse en pâture à des automates ?
Je crois que ces enregistrements que l’on fait de nous, nos souvenirs, nos récits, nos témoignages, nos expériences constituent un trésors autrement plus précieux que la valeur marchande décidées par les entrepreneurs du Big Data. Qu’est que nous raconte les images tournées par Sobhan et Hamid avec la caméra d’un téléphone ? À quel point le témoignage d’Indianara est important quand les autorités tentent de faire disparaître les lieux où se tissent nos vies et nos luttes ? Et les souvenirs perdus de Diane. Et le testament d’Hervé ? Et toutes ces lettres et ces récits tombés parfois par hasard entre nos mains parce qu’on était là, parce qu’on a ouvert une boîte ou un fichier ? Parce que quelqu’un s’est assis sur le fauteuil en face de moi et s’est mis à me raconter. Tout cela on en fait quoi ? On les laisse se perdre comme cette foutue dernière pièce du puzzle ?
Ces morceaux de nous. Ces histoires mises en scène. Ces parts intimes que l’on livre, que l’on raconte. Ces récits montés et omis. Ils nous définissent comme des avatars dans un jeu de rôles. Des identités assignées, que l’on endosse, que l’on rejette ou que l’on s’approprie. Ces rôles, parfois juste des mots, vieille, migrant, homosexuel, bipolaire, non-blanc, seropo, trans, je crois que nous les jouons du mieux que nous pouvons, et que tantôt ils nous aident à être, tantôt ils nous limitent ou pire nous stigmatisent. Car dans le théâtre de nos sociétés, ces rôles dont on ne saurait plus dire à quel point ils nous imprègne, sont politiques, tout comme nos souvenirs et les récits que l’on en fait.
Alors, si ces histoires venaient à disparaître, sur quoi reposerait nos engagements ? Si nos mémoires s’effacent à la fin, tout cela n’aura été qu’un jeu de dupe. »
Yoann Legendre
Les séances du cycle Intimités documentées