KIDLAT

Édito

 

 

Le fils : Dans le pays de l’abondance, la camelote prend la poussière…

Kidlat Tahimik : … ou simplement rouille …

Le fils : … Dans le pays où il n’y a pas tant d’abondance, essuyez la poussière et qu’est-ce que vous obtenez ? Un projecteur rouillé du tiers monde !

Dialogue issu de Why is yellow at the middle of the rainbow?

 

Entrons dans la cabine de projection. Sous nos yeux, une créature mécanique hybride qui diffuse les films en 16mm de Kidlat Tahimik. Si on s’en approche et qu’on sait lire à travers des indices du passé, on accède peu à peu à l’Histoire des Philippines. Car derrière chaque création, qu’il s’agisse d’un film ou d’un objet manufacturé se cache les conditions de sa réalisation, à qui sait l’observer.

Nous spéculons: les parois rouillées du projecteur proviennent probablement d’une carrosserie de Jeep abandonnée à la suite de l’occupation américaine. Les rouages pour entraîner les courroies sont issues d’un avion japonais échoué dans la forêt durant la seconde guerre mondiale. Pour finir, la lentille n’est autre qu’un ancien outil de navigation déniché dans la cale d’un bateau datant de l’ère de l’occupation espagnole.

C’est à partir de l’accumulation de ces résidus laissés par des années de colonisation et par l’acte propre au bricoleur de recréer à partir de l’existant que le projecteur rouillé du tiers monde dont le fils Kidlat parle dans Why is yellow at the middle of the rainbow? aurait pris forme.

Ainsi ces matériaux originellement destinés à des machines guerre se mettent au profit d’une autre guerre: celle de l’imagination, car la guerre à l’origine de toutes les guerres est celle qui admet qu’une culture est supérieure à une autre, et qui impose comme un raz de marée ses idées, ses images, ses personnages, ses histoires et ses systèmes de croyances.

Le cinéma de Kidlat Tahimik s’ancre dans le mouvement du third cinéma qui débute en Amérique Latine dans les années 60. Bien que son cinéma explore des thématiques communes à ce mouvement, notamment lié aux questions décoloniales tel que l’affirmation de la souveraineté économique et culturelle des pays du Tiers Monde, la pratique de Kidlat Tahimik se détache de par ses intentions formelles et narratives. Ses œuvres, même celles qui déplorent l’injustice et la violence, sont toujours teintées d’humour et d’humilité et proclame l’espoir d’un triomphe possible, bien que non encore réalisé.

Tout au long des sept films présentés ici, la voix de Kidlat est sans cesse en ébullition, en réflexion, elle exprime un rapport empirique au monde et aux choses. Nous, spectateurs, assistons à la transmission de ce geste de lutte permanent contre les systèmes de production et de croyance hégémonique car Kidlat dialogue avec nous, au même niveau qu’il dialogue avec ses enfants tout au long de ses films. « Je suis père avant d’être réalisateur« , dit-il d’ailleurs dans Orbit 50.

Il faut avoir des questions et aucunes certitudes pour voir les films de Kidlat Tahimik. Il faut se tromper, ou faire des contresens liés à une maîtrise partielle de la langue du colonisateur, à l’instar de la question innocente que le fils de Kidlat demande à son père, en lisant la une du journal dans Why is yellow at the middle of the rainbow?

 

“Fighting the Dictator in the US, in the us?” demande t-il confus 

“In the U.S” rectifie t-il, ce à quoi il continue:

« Tu as raison, mon fils, il est plus difficile de combattre le dictateur qui est en nous que celui qui est aux États-Unis. Nous devrions commencer par nos premiers souvenirs, Mickey Mouse, Donald Duck, les films que nous avons vus, les jeux auxquels nous avons joué. » 

Dialogue issu de Why is yellow at the middle of the rainbow?

 

Les personnages de Kidlat, notamment au sein de ses films de fictions Perfumed Nightmare et Turumba incarne cet ensorcellement culturel dont sont victimes les habitants des pays colonisés, tels que les Philippines, et le processus lent de décolonisation des esprits que chaque génération doit entreprendre.

Mais l’outil pour combattre le dictateur qui est en nous, est l’outil de l’imagination, semble nous dire Kidlat, et le cinéma est un moyen pour percevoir le monde et le transformer à travers le jeu. Dans les films de Kidlat, enfants comme adultes détiennent la capacité de jouer à “et si on disait que j’étais…” et ainsi altérer, par un accord collectif tacite, les principes de la réalité dans laquelle les membres de la famille sont pris. Pour autant, il ne s’agit pas de repartir de zéro, ou faire comme si le régime de Marcos n’existait pas, mais bien de rejouer l’Histoire grâce à un savant assemblage d’éléments inventés et d’éléments réels, afin d’imaginer d’autres possibles.

En somme, Kidlat Tahimik n’a cessé d’explorer dans sa pratique la position du bricoleur. À chacun de ses films, il semble affirmer un peu plus la règle du jeu, selon laquelle il faut toujours s’arranger avec les “moyens du bord”. De manière narrative, notamment en incarnant le personnage du bricoleur de Who Invented the Yo-Yo? Who invented the Moon Buggy? qui construit une fusée à partir de résidus et de déchets. Puis à l’échelle du procédé même de fabrication de ses films à partir de Why is yellow at the middle of the rainbow?, film collage tourné sur plus de 10 ans et, par la suite, dans ses Videos diaries. Ainsi, au cours de sa carrière, ses films ne sont plus définis par l’accomplissement d’un projet final, mais sont le résultat de la contingence de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock d’images, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures.

Enfin pour finir, le travail de Kidlat Tahimik s’ancre dans un système économique qui va à l’encontre des modèles de production cinématographique hégémonique.

 

“ Faire un film, dit il, c’est comme entreprendre un long voyage. Le voyageur peut faire le plein et se munir d’une carte de crédit pour s’assurer de terminer son voyage dans les plus brefs délais. Le voyageur peut aussi faire le plein avec quelques gobelets d’essence et rouler jusqu’à épuisement, puis chercher d’autres gobelets d’essence pour arriver à destination, sans se préoccuper du temps nécessaire pour terminer le voyage.”

 

Kidlat Tahimik proclame une pratique du cinéma non efficiente, sans contrainte de temps et d’enjeu de productivité. Cette méthode qu’il nomme lui-même The Cup of Gas method est toute à la fois une réponse au challenges financier et logistique de la production de film dans le Tiers monde, qu’un réel principe éthique qui s’applique au-delà même du cinéma, comme une manière de vivre.

Anouk Moyaux


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