Dans un mouvement vers des formes alliant littérature et image le Videodrome 2 donne carte blanche à Pierre Guéry (poète, écrivain, traducteur) et à Boris Nicot (cinéaste et auteur). Ce cycle en carte blanche s’intitule « Chili : utopies, clivages et trahisons – autour de l’œuvre documentaire du cinéaste Patricio Guzman » et se déroule du mercredi 25 au dimanche 29 janvier 2017. Il sera repris du 21 au 25 février 2017.

 

« Je me souviens du 11 septembre 1973, jour sombre où l’Amérique fomenta un coup d’État pour abattre la révolution pacifique et démocratique qui se construisait dans mon lointain pays, le Chili, éliminant son président de la République, Salvador Allende, ce « fils de p.. » comme se plaisait à le dire Richard Nixon. Je n’oublierai jamais la brutalité de la dictature alors mise en place pour plus de 17 années, années de souffrance, de mort, d’exil et d’écrasement de la mémoire. Il est temps de se souvenir, car un pays sans passé ne peut pas avoir de futur. » Patricio Guzman


La bataille du Chili

de Patricio Guzmán – France/Chili/Cuba/Venezuela

 

En 1973, neuf mois avant le coup d’État militaire, le jeune cinéaste Patricio Guzman entreprend un tournage qui se révèlera sans précédent. « À l’époque, je voulais montrer les visages anonymes, les milliers de sympathisants et militants engagés dans la tourmente politique », explique-t-il. Sa caméra se mêle à l’effervescence chilienne de cette année fatidique, saisit au vif les témoignages, les réactions, et peint, au final, à grand renfort de plans séquences, la lutte des classes comme une longue fuite en avant.

 

 

Entretien paru en septembre 2013.

Le documentariste chilien Patricio Guzman, 72 ans, est l’auteur de La Bataille du Chili (1975-1979), une passionnante trilogie sur les trois ans de présidence du socialiste Salvador Allende, renversé par le général Augusto Pinochet il y a quarante ans, le 11 septembre 1973. Le cinéaste n’a cessé par la suite de revenir sur les « années de plomb », avec Chili, la mémoire obstinée (1997), Le Cas Pinochet (2001), et son chef-d’oeuvre, Nostalgie de la lumière (2010). Il évoque pour Le Monde le coup d’Etat militaire de 1973.

 

Où étiez-vous le 11 septembre 1973 ?

L’équipe de tournage de La Bataille du Chili était basée au centre de Santiago. En apprenant le putsch, au matin du 11 septembre, l’opérateur Jorge Müller et moi nous sommes approchés du palais présidentiel de la Moneda. Les journalistes en revenaient : ils avaient été refoulés par les carabiniers. Nous avons décidé d’éviter de prendre des risques dans les rues, car nous voulions préserver le matériel filmé pendant un an. Personne d’autre n’avait suivi au jour le jour l’expérience de la gauche chilienne au pouvoir.

Le Français Chris Marker [maître du documentaire engagé, mort en 2012] nous avait fourni l’équivalent de dix-huit heures de film. Lorsque le coup d’Etat a commencé, il nous restait à peine cinq bobines de pellicule. Perché sur le toit de son bureau, Pedro Chaskel, notre monteur, a filmé le bombardement de la Moneda. Jorge Müller, qui a été victime d’une disparition forcée en 1974, a filmé, lui, la première déclaration de la junte militaire sur son poste de télévision. J’ai été arrêté le 16 septembre, conduit au stade national, menacé d’exécution, puis relâché le 30. J’ai quitté le Chili quinze jours après, avec un billet payé par mes anciens collègues de l’Ecole de cinéma de Madrid.

Nous étions naïfs, nous n’avions pas prévu la cruauté des militaires. Quand j’ai aperçu des tanks dans le brouillard, je n’en croyais pas mes yeux. Cela a été un massacre : les fosses communes ne suffisaient pas, un millier de corps ont été jetés à la mer. Nous avons été dépassés par une tragédie sans issue.

 

Quel socialisme voulait instaurer Allende ?

Il n’avait pas d’attirance pour l’Europe de l’Est, il ne mentionnait pas l’Union soviétique et citait rarement la révolution russe. Il n’a jamais repris à son compte la dictature du prolétariat. Il avait d’ailleurs dénoncé les interventions militaires en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968), au grand dam du Parti communiste chilien.

En revanche, il admirait Cuba, le Front populaire français et la République espagnole. Son socialisme était tolérant, libertaire. Sa conception d’une gauche plurielle s’opposait au parti unique : il appréciait de gouverner avec le soutien de sept formations différentes. Son programme prévoyait d’instaurer trois secteurs au sein de l’économie chilienne : un secteur étatique, un secteur privé et un secteur mixte. Il a nationalisé le cuivre, le nitrate, l’acier et a favorisé les coopératives. Alors que 70 % des radios et des journaux étaient d’opposition, il n’a interdit aucun média.

 

Etait-il réformiste ou révolutionnaire ?

C’était un marxiste atypique, formé par un anarchiste. Malgré ses divergences avec le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), dont sa fille Beatriz était proche, il n’a jamais coupé les ponts avec l’extrême gauche. Il admirait d’ailleurs Che Guevara, même s’il a choisi d’engager une transformation pacifique du Chili à l’heure où, dans d’autres pays de la région, prédominaient les guérillas. Salvador Allende a renouvelé la gauche latino-américaine. Sans cette expérience chilienne, les actuels gouvernements progressistes d’Amérique du Sud n’auraient pas vu le jour.

 

La coalition d’Allende était-elle homogène ?

Sous sa présidence, la gauche s’est divisée en deux blocs : le PC refusait toute entorse à la Constitution, alors que le PS et le MIR estimaient que la voie légale était épuisée et qu’il fallait se préparer à la guerre civile. Fidel Castro avait d’ailleurs envoyé des armes, mais elles sont restées entreposées au palais présidentiel parce que personne n’avait les moyens de les distribuer. Lors du coup d’Etat du 11 septembre 1973, il y a eu quelques combats sporadiques pendant trois jours, mais il n’y avait ni direction unique, ni stratégie, ni plan de résistance. Le PS et le PC étaient des partis de masse qui étaient incapables de passer dans la clandestinité.

 

Quelle est la responsabilité des Etats-Unis dans ce coup d’Etat ?

L’ingérence de Washington est avérée : les Etats-Unis ont mis le paquet pour déstabiliser le pays. La grève des camionneurs et celle des travailleurs du cuivre, qui ont provoqué des pénuries et ruiné l’économie, n’auraient jamais pu avoir lieu sans l’argent américain. Washington a également financé le quotidien conservateur El Mercurio et le groupe d’extrême droite Patrie et liberté, qui a contribué à politiser et à radicaliser l’armée.

 

En 1970, Salvador Allende avait été élu de justesse, avec 36,3 % des suffrages, mais les parlementaires de la démocratie chrétienne (DC, centre) avaient ratifié son élection. Comment expliquer, ensuite, la rupture entre le centre et la gauche ?

La première année de l’Unité populaire (UP), la coalition gouvernementale, a été euphorique : les salaires ont été augmentés, la production était en hausse. En 1971, la moitié de la DC était prête à rallier la majorité : elle comportait des courants progressistes que Salvador Allende connaissait bien. Mais un groupuscule d’extrême gauche de quinze personnes a alors assassiné Edmundo Pérez Zujovic, un ministre de l’ancien président démocrate-chrétien Eduardo Frei ; cet assassinat a empêché le rapprochement entre le centre et la gauche.

A l’époque, je n’avais pas compris la nécessité de cette convergence. Je ne militais dans aucun parti, j’avais l’impression que la légalité était une impasse. Dans mon équipe, il y avait des adhérents du PS, du PC et du MIR : La Bataille du Chili est d’ailleurs un documentaire choral qui reflète l’enthousiasme de la base populaire. Lorsque j’ai réalisé, ensuite, un portrait de Salvador Allende (2004), j’ai pris conscience que les gens l’adoraient. L’émotion suscitée par son suicide, le 11 septembre, est encore intacte.

 

Les partisans de Pinochet ont-ils exprimé des regrets ?

La droite n’a jamais fait son autocritique, elle n’a même pas pardonné aux morts. Pendant les dix-huit ans de dictature, le quotidien El Mercurio a diffamé Salvador Allende, nié les tortures, les prisonniers politiques, les disparus. Aujourd’hui encore, les manuels scolaires sont incomplets. La société chilienne est déchirée, assise sur la douleur, la Constitution de Pinochet continue à verrouiller le système. Je ne conteste pas les progrès, mais je trouve qu’il règne, au Chili, un état d’esprit fondé sur l’occultation : les forces armées, les banques, les multinationales, les entreprises minières sont opaques. La télévision, publique ou privée, ne critique pas le passé.

Mais les nouvelles générations n’ont plus peur, elles veulent savoir. Le troisième volet de La Bataille du Chili, qui décrit les formes de pouvoir populaire qui ont proliféré sous la présidence Allende, a été très discuté à Santiago. Pourquoi ? Parce qu’il rejoint le débat actuel sur la démocratie participative, le mouvement étudiant, la lutte des indigènes Mapuche.

 

Qu’en est-il de ce travail de mémoire ?

On en parle dans les discours, mais on n’en voit pas les conséquences. Il n’y a jamais eu une vraie réflexion nationale, comme en Argentine. Le cinéma chilien traverse son meilleur moment, mais on le voit à l’étranger, pas chez nous. Le Musée de la mémoire, à Santiago, pas plus que les services audiovisuels de la bibliothèque nationale ou les universités n’achètent nos films. Les écrivains, les cinéastes, des historiens évoquent le passé, mais combien de Chiliens ont accès à leurs oeuvres ?

Les familles qui fouillent le désert d’Atacama à la recherche de leurs disparus, et que nous avons filmées dans Nostalgie de la lumière, sont aidées par des organisations non gouvernementales. La justice n’a examiné que 40 % des violations des droits de l’homme constatées par les deux Commissions de la vérité, officielles, créées en 1990 et 2003, qui ont effectué une enquête sérieuse. Le travail de mémoire n’a pas été fait, l’oubli est la règle. Voilà pourquoi le Chili ne joue aucun rôle en Amérique latine : c’est une île pour investisseurs, pas un pays doté d’une expérience politique.

Paulo A. Paranagua        

Archives. Source : journal Le Monde


L’édito des programmateurs ::

La recherche des traces est consubstantielle à la lutte de Patricio Guzman, cinéaste indigné qui consacre sa vie à dénoncer ce coup d’État et son oubli. Dans son œuvre, la trace la plus infime, la plus anodine est l’objet d’une quête incessante car elle peut encore subsister lorsque tout est détruit. Peut-être les traces deviennent-elles alors la seule chance pour qu’une mémoire se constitue et qu’un récit collectif vienne relever l’horreur, parer au risque de son retour, panser les plaies, établir un terrain sur lequel une justice puisse être rendue ?

Depuis ce moment à la fois cruel et matriciel que fut pour lui, personnellement, le tournage de La Bataille du Chili et le coup d’État de 1973, Patricio Guzman mobilise et agence, au fil de ses différents opus, plusieurs palliatifs à l’oubli proprement cinématographiques. Inlassablement il reconstruit le lien entre passé et présent, nous conviant à une nécessaire relecture de l’histoire pour maintenir l’Histoire récente du Chili vivante. Être citoyen, être cinéaste sont pour lui les deux faces d’une même pièce, et filmer est également une façon d’analyser le développement et les conséquences de la répression infligée par la dictature, c’est-à-dire du terrorisme d’État.

Ce cycle sera l’occasion de découvrir ou de reparcourir l’œuvre indispensable d’un cinéaste majeur.

Il offrira aussi des temps de parole, de lecture et de débat nécessaires à la compréhension historique et politique d’un pays où l’Unité Populaire, démocratiquement élue en la personne de son leader Salvador Allende, a été violemment écrasée par le coup d’état du 11 Septembre 1973 : une répression sanglante et un recul sans précédent, portés par une bourgeoisie réactionnaire et par l’armée, avec la complicité diplomatique et financière des États-Unis qui voyaient là une occasion rêvée d’y installer rapidement un laboratoire et un étendard d’économie et de politique ultra-libérale en Amérique Latine.
En nos temps géopolitiques plus que troublés depuis qu’un autre 11 Septembre tristement célèbre (2001) a mis le feu aux poudres sur l’échiquier international ; à l’heure où diverses formes de populisme aux relents fascistes gagnent dangereusement du terrain dans de grandes nations pourtant emblématiques de la démocratie ; à l’heure où ces mêmes populismes font leurs choux gras de la montée des intégrismes religieux et des cassures sociales pour imposer des idées et des actes toujours plus individualistes et sécuritaires, il ne nous semble pas inutile de nous retourner, collectivement et face écran, sur un des régimes occidentaux les plus durs des cinquante dernières années, afin de comprendre comment un terrorisme d’État peut advenir en démocratie, et comment une dictature illégitime peut durablement et profondément affecter tout un pays même lorsqu’elle est déclarée officiellement morte.
Dans le regard qu’offre cette importante rétrospective, nous trouverons ensemble, peut-être, un peu de force, de souffle et de pensée pour affronter nos Hydres contemporains.

C’est ce à quoi le cinéma documentaire de Guzman, toujours en (r)évolution, nous engage.

Politiquement.

Poétiquement. »
Boris Nicot et Pierre Guéry


 

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