Death and night and blood
Cruising de William Friedkin (1980), Hardcore de Paul Schrader (1979) et Searching for Mr Goodbar de Richard Brooks (1978, introuvable pour le moment), trois films emblématiques de la fin du Nouvel Hollywood, une époque où il y avait de bons films toutes les semaines, puis Star Wars est arrivé… Il est toujours là. Cité à deux reprises dans Hardcore, Star Wars n’est-il pas né de la déception de Georges Lucas face au mauvais acceuil de son film exigeant, quasi expérimental, THX 1138 et du constat visionnaire qu’il en a tiré ? Notre rapport au cinéma américain allait être profondément modifié.
Trois films mal aimés, mal compris d’une époque qui passait rapidement et définitivement à autre chose, devenant de plus en plus consensuelle, où un acteur allait devenir le 40ème président des Etats Unis et que le virus du sida n’allait pas tarder à ravager. Véritables enquêtes sociologiques observant les signes d’une mutation et prenant le temps nécessaire pour exposer un cadre de vie, ces films firent polémique et purent passer pour réactionnaires aux yeux de certains. Ils sont problématiques, complexes, sans manichéisme. Ils nous interrogent.
Des films qui ont en commun la nuit, les bars, la musique, le sexe et la mort, explorant la solitude et la fragilité des êtres.
20h
Cruising
William Friedkin, Etats-Unis, 1979, 1h42
“Je n’ai aucune idée de ce que je suis” déclare William Friedkin au détour d’une entrevue récente. Partagé entre l’esprit de provocation, le goût pour les thèmes polémiques et l’envie de satisfaire son public, Friedkin l’arrogant semble se perdre au milieu de toutes ces volontés contradictoires en toute sincérité. Ce mélange de vulgaire et de subtilité pourrait passer pour un défaut, mais c’est tout l’intérêt de son cinéma qui y trouve sa cohérence. En tant que réalisateur partagé entre ses envies et son besoin de plaire au public, Friedkin représente l’archétype même des contradictions qu’entraîne le métier de cinéaste, à la fois artiste et commerçant. Son oeuvre apparaît finalement comme une réponse à ce dilemme que seul le cinéma, en tant qu’art né de l’ère de la reproductibilité technique, pouvait lui offrir.
On peut reprocher au cinéaste son inconstance ou son goût pour l’excès mais on ne peut qu’admirer sa passion dévorante pour un art qui ne le lui a pas toujours bien rendu, son oeuvre passionnante et protéiforme. A la question “Pourquoi continuez vous à faire des films malgré les difficultés ?” William Friedkin répond : “Parce que je ne veux pas mourir.”
Quand en 1979 Friedkin tourne “Cruising”, suite à l’échec public de son chef d’oeuvre “Sorcerer” (remake du “Salaire de la peur” de Clouzot) réalisé en 1977, le cinéaste a perdu l’aura que lui ont valu à Hollywood ses deux films multi-oscarisés : “French Connection” et “L’Exorciste”. L’idée de Friedkin est de mettre en scène un polar, une pure fiction, à partir d’un arrière plan réel : le milieu des bars cuirs, lieux underground fréquentés par une partie de la communauté gay, posé comme toile de fond et traité de manière quasi-documentaire. C’est l’histoire d’un jeune inspecteur, Steve Burns, chargé, en raison de sa ressemblance avec les victimes, d’infiltrer le milieu gay SM afin de découvrir l’identité de l’auteur de meurtres d’une extrême violence.
Il y a quelque chose d’indiscernable dans ce personnage, un point aveugle. Le rapprochement entre la figure du supérieur qui le charge de l’enquête et celle de son père (absent) avec lequel il semble y avoir un malaise, ajoutés aux moments rares en compagnie de son amie, distillent une ambiguïté qui fait écho aux scènes de dragues auxquelles il doit se soumettre au fil de son enquête. On ne sait s’il est rebuté ou séduit par ce qu’il arpente et découvre. L’enquête n’est qu’une excuse, ce que cherche à montrer le cinéaste c’est ce qui s’infiltre dans l’esprit du personnage : le doute, l’attirance pour des pulsions intimes sous-jacentes dont il ignorait tout, un basculement, un voyage intérieur terrifiant. Dans ce rôle Al Pacino est hallucinant et halluciné avec un jeu minimaliste donnant l’impression qu’il improvise continuellement, comme dans la scène de danse avec son accélération progressive, métaphore d’un basculement dionysiaque, exutoire d’un refoulement ou fureur contrôlée ?
Avec son regard insondable, l’acteur parvient à traduire la fascination pour les accessoires SM, dont fait d’ailleurs partie l’uniforme policier, ainsi que la puissante et dramatique capacité transformatrice des choses sur les êtres, tout cela sans dire un mot.
Cruising signifie voyager, partir en croisière, c’est également dans une autre acceptation, l’idée de drague. Notion de traversée illustrée par les deux plans inaugural et final se faisant écho, deux plans d’ensemble d’une même eau trouble ; espace vacant d’une violence refoulée.
La fantastique BO de “Cruising” est de Jack Nietzsche qui signa également celle de “Hardcore”, elle comprend entre autres des morceaux du groupe punk The Germs, de Willy DeVille et de John Hiatt.
Filmé la plupart du temps en pleine nuit et en plans séquences à la couleur Fassbinderienne “Cruising” ne porte jamais de jugement moral sur ses personnages et fait état des persécutions subies. Il souffre pourtant d’une mauvais réputation et rencontra des problèmes lors de sa sortie en salle. Il fut censuré, amputé et boycotté par une partie des activistes gays. Il faut remarquer la puissance fictionnelle héroïque et déstabilisatrice du milieu qu’il décrit juste avant qu’un autre serial killer au potentiel de mort industrielle ne vienne décimer méthodiquement cette communauté et bouleverser à jamais les rapports humains, le SIDA.
Réflexion sur les apparences et l’ambiguïté des êtres, se refusant à toute explication, “Cruising” est un film qui serait impossible à réaliser aujourd’hui, un récit initiatique torturé dans sa structure narrative, épousant la vie schizophrénique du personnage. C’est ce qui peut dérouter le spectateur mais il est indéniable que la vision du film le poursuivra longtemps.
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