Le cinéma Bengali est tout entier habité par une déchirure. Ce qui le travaille en secret, c’est une faillite, un espoir rompu.

« 1947, Libéré du joug colonial, au lendemain de l’indépendance, l’Inde se trouvait à la croisée des chemins. De l’unité du mouvement de libération surgirent les contradictions, les oppositions, les conflits; le régionalisme et le sectarisme revinrent au premier plan. Avant de se retirer le gouvernement britannique avait laissé un ultime souvenir de sa politique « diviser pour régner ». Le territoire se trouvait partagé en deux états distincts l’Inde et le Pakistan, les familles étaient disloquées, opprimées, exilées. De cette partition l’Inde— et avant tout les états amputés comme le sensible Bengale— devait se rappeler avec amertume et douleur. »

Le cinéma Bengali est avant tout un cinéma de la perte, de l’échec d’un horizon, celui de l’indépendance qui se confronte à la partition. Espace marginal, dans les années 50-60, il se pose comme lieu de résistance face au cinéma hindi qui a bêtement tendance à se considérer comme le miroir et le rêve d’un cinéma national. Dans ce pays où les films se font à la chaîne et où le rêve est impitoyablement usiné, Satyajit Ray est le premier à sortir de l’usine.

Avec La Complainte du sentier il longe les rivières de traverse qu’ont esquisses Renoir, Rossellini et Tagore pour prendre à contre-pied les grands codes du cinéma Bollywoodien. Héritier de passage d’un monde qu’il donne enfin à voir sans strass, Satyajit Ray expose un profond attachement au Bengale sans faire l’impasse sur sa réalité historique et sociologique. Les bases du cinéma parallèle à venir sont posées. Les récits de Ray sont fait de tiraillements entre deux pôles (la ville/ la forêt , la tradition/ le modernisme, la foi/ le rationalisme), ils tendent inexorablement vers un ailleurs, pour toujours revenir d’où ils sont partis. C’est sur cet élargissement, cette dilatation de l’Homme, ce décentrement que se fonde l’esthétique de Ray. Les cosmogonies qu’il esquisse nous reconnectent à un plan large, infiniment large, où le bonheur d’être au monde s’accroche et se fait constamment rattrapé par la dureté de celui-ci.

Ce heurt, on le retrouve chez une autre grande figure du cinéma bengali. Longtemps oublié, Ritwik Ghatak semble faire des films comme on désigne trop vite de la main l’autre côté de la rive. Il dit: voit ce fleuve, il est ma déchirure, il est mon monde. La narration, les cadres, le montage sont habités par le morcellement, l’émiettement, le déséquilibre. Tous les films de Ghatak portent sèchement, au front, la marque de l’exil et disent l’impossibilité de tenir ce cahier d’un retour au pays natal noirci par l’histoire.
Le cinéma de Mrinal Sen est très peu montré en France, il incarne pourtant une figure majeure du cinéma parallèle. Son oeuvre protéiforme, marxiste, s’inscrit dans son temps — celui des nouvelles vagues — et aborde les grandes prises de conscience politique des années 60-70. Les films de Sen comme ceux de Ghatak possèdent une trame essentiellement conflictuelle. Chez Ray les conflits sont localisés, dialectisés et dissous dans une même unité formelle. Chez lui comme chez Ghatak, l’harmonie est impossible, tout tend vers la rupture, vers la fêlure, cinéma fondamentalement résistant, c’est moins le sérieux que l’humour ou la colère qui sont le noyau de sa puissance. Les prétentions de la bourgeoisie éclatent au risque de briser le monde en mille morceaux, devant lesquel le cinéaste espérait qu’il n’y ait que le peuple pour fondre en larmes. Sont en morceaux: l’unité de la famille et de la personnalité, de la morale politique, de l’honorabilité sociale. Il y eut pour Ghatak un engouement soudain dans les années 2010, on ne peut qu’espérer que les années 2020 soient celles de Sen.


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