La phrase prononcée par le chef de production dans Prenez garde à la sainte putain : « tu sais, la seule chose que j’accepte c’est le désespoir » pourrait constituer la clé de l’oeuvre du cinéaste allemand. Et celui qui tient ce rôle n’est autre que Rainer Werner Fassbinder. » (Alban Lefranc dans Fassbinder la mort en fanfare.)
L’année des treize lunes inaugure ce nouveau cycle consacré au mélodrame, intitulé L’amour est plus froid que la mort . Rainer Werner Fassbinder est certainement celui qui nous permet de renouer avec le mélodrame non sans splendeur et décadence. C’est à travers des écrits mais aussi des films qu’il rend hommage à l’un de ses maîtres, le cinéaste Douglas Sirk connu pour ses flamboyants Technicolors Hollywoodiens des années 50. Tous deux, comme Paul Vecchiali ou Joao Pedro Rodrigues, prônent un cinéma qui ne se contente pas d’enregistrer ou d’imiter le réel mais le stylisent notamment en le grossissant, à l’opposé de tout naturalisme, pour mieux en révéler les saillies.
1978. Fassbinder écrit pour la première fois une histoire dans la solitude, quelques temps après le suicide de son ancien compagnon Armin Meier. Jamais auparavant il n’a autant tenu un film entre ses mains, aucun n’étant si profondément ancré sur des événements personnels. Et pourtant, le pathos qu’on pourrait y rencontrer est évité par la dureté du désespoir.
Comme première enjambée, nous faisons le choix audacieux d’embarquer le spectateur par delà le mélodrame pour rejoindre une autre rive, celle de la tragédie.
Avec Elvira, le déchirement intérieur que connaîtront les autres personnages de ce cycle atteint son paroxysme. Puisque le temps est enfin venu de faire l’apologie de l’excès, osons L’année des treize lunes qui pourrait être le dernier cri de Fassbinder. Il dépeint, avec fureur et mélancolie, un lent processus de détachement du monde, un malaise existentiel qui ne connaîtra pas d’issue.
« Une année sur sept est une année lunaire. Ces années- là, les êtres dominés par leurs émotions souffrent de graves dépressions. Lorsqu’une année lunaire est aussi une année à treize lunes, il en résulte aussi d’inévitables catastrophes personnelles. ». Ainsi s’ouvre sur ces mot le très beau et très sombre Année des treize lunes. Le crépuscule d’une symphonie de Gustav Malher enveloppe une aube incertaine. Une femme vêtue en homme erre dans un parc en lisière de la ville où trainent des types qui font le tapin. Des corps se cherchent, se serrent, se dénudent. Elvira est jetée à terre. Rouée de coups, elle est humiliée au plus profond de ses chairs.
Chez Rainer Werner Fassbinder, qui aime souffre, et qui aime à la folie souffre à la folie. Erwin est marié et père de famille, ancien boucher, quand il rencontre Anton Saitz, un promoteur, le métier du mal et de l’exploiteur par excellence. Erwin aime tellement Anton qu’il change de sexe pour qu’Anton, hétéro pur sang, puisse s’éprendre de lui. C’est un pari. Comme souvent, dans le monde de Fassbinder, les personnages suivent la ligne de la plus grande pente jusqu’à la catastrophe. Si les gens délaissent ou blessent Elvira, ils ne le font pas par méchanceté mais par indifférence. L’utopie d’Elvira d’ailleurs est la plus bouleversante des envies des personnages de Fassbinder : le geste d’amour le plus absolu traduit dans la métamorphose de soi. Car ce changement de sexe, elle l’a fait par amour sans même le vouloir vraiment. Comme les membres de son entourage ne voient pas son désespoir, Elvira mourra de chagrin. Ses cinq dernier jours sont une accusation, soulignée par la musique de Malher, par les accents de l’orgue, les cantiques de noël et la musique rock du groupe Suicide. Le destin d’Elvira n’est pas analysé rationnellement. Le film ne cherche pas de coupables. Néanmoins Fassbinder accuse notre société indifférente et l’histoire qu’elle engendre avec ses orphelins. Il prend le parti des êtres de la marge, qui vivent jusqu’au bout leurs idéaux et leurs passions.
L’année des treize lunes
de Rainer Werner Fassbinder – 1978, Allemagne, 2h04, VOstFR, copie 35 mm
Elvira, transsexuelle, est rejetée de tous, sauf de Zora-la-rouge, une prostituée. Elvira déambule désespérément dans les rues de Francfort, sur les traces de son passé et d’une vie douloureuse. Elle revient sur son enfance au couvent, son travail aux abattoirs, son mariage avec la flle d’un boucher, et son amour pour Anton, pour qui elle a voulu devenir Elvira, quand elle s’appelait encore Erwin.
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